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Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

De la gestion commune à la privatisation des terres et des ressources naturelles, un long processus qui débute avant l’indépendance du Cameroun

Rédigé par : Marta Fraticelli

Date de rédaction :

Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Type de document : Étude / travail de recherche

Résumé

Les ressources naturelles étaient autrefois gérées de façon plus ou moins collective au sein des communautés villageoises des territoires forestiers. On pouvait parler de « biens communs » à un ou à plusieurs groupes sociaux. Aujourd’hui, de plus en plus de ressources passent aux mains de grandes entreprises et les habitants se trouvent dépossédés. Comment et dans quelles conditions l’appropriation de ces ressources au profit des intérêts d’un groupe restreint d’acteurs s’est-elle produite ?

Le recours à l’histoire permet de mieux comprendre comment se sont constitués les cadres légaux de l’État camerounais. Ce n’est pas une question purement académique, mais un détour fort utile pour pouvoir aborder de façon plus pertinente les débats actuels autour de la sécurisation des droits des habitants des zones forestières.

L’héritage de la période coloniale

1- L’imposition depuis le haut d’un système normatif qui généralise la privatisation de la terre et ne reconnaît pas pleinement les droits communautaires

En 1885, à la Conférence de Berlin, dans le souci de prévention des conflits, les puissances coloniales européennes se sont accordées sur des règles de comportement dans le cadre de leurs politiques africaines. Le traité qui en a été le produit donnait le droit aux puissances coloniales occupant la côte d’annexer l’arrière pays. L’Allemagne avait dès lors la liberté d’annexer les terres de l’hinterland, dans l’objectif de faire du Cameroun (Kamerun) une colonie de peuplement pouvant accueillir de nombreux colons.

Un an plus tard, le protectorat allemand promulgue par décret que toutes les terres qui sont réputées « vacantes et sans maître » deviennent propriété de la Couronne allemande, qui peut ainsi décider leur utilisation. Cet instrument juridique permet de justifier l’appropriation et l’annexion à l’Empire allemand de territoires peu peuplés, mais pas vides d’hommes. Des populations « Pygmées » et Bantoues y avaient organisé des systèmes complexes de gestion des ressources naturelles (Voir les fiches C-4 et C-5). La colonisation française, par la suite, adoptera la même politique pour s’approprier les ressources naturelles communes.

Forts de leur position dominante (militaire, économique… ), et tout en le justifiant par un souci d’uniformisation, les protectorats coloniaux ont imposé un cadre normatif commun. Ce droit écrit, calqué sur le droit impérial, était bâti sur le concept du droit de propriété privée de la terre. Il posait l’État en garant de ce droit. Ce nouveau cadre, créé depuis le haut, s’est superposé à la multiplicité des systèmes normatifs endogènes1 existants, qu’il n’ a pas pu faire disparaître, mais qu’il n’a jamais totalement reconnus. Il en a résulté un système hybride, dans lequel le droit endogène cohabitait avec le droit écrit, le premier étant toujours soumis en dernière instance au second.

Le droit imposé par le haut a ainsi amputé une part des droits que les populations locales avaient définis pour elles-mêmes de plus ou moins longue date. Il a aussi permis directement ou indirectement l’appropriation des ressources communes par un nombre restreint d’acteurs.

2- La déstructuration des modes de vie des populations locales et de leurs systèmes de gouvernance

Avant la colonisation, les terres qui aujourd’hui forment le Cameroun correspondaient aux territoires de différentes populations, souvent organisées en Royaumes. Le foncier, élément fondamental de cohésion sociale, constituait la base de l’autorité des chefs.

La colonisation a introduit des changements importants qui ont bouleversé l’organisation de ces sociétés, leurs modes de vie et le rapport des hommes à la terre et aux ressources. Certains ont contribué tout particulièrement à la déstructuration des systèmes locaux de gouvernance des ressources naturelles et des territoires forestiers :

  • les politiques de délocalisation et de sédentarisation des villages des communautés nomades et semi-nomades, imposées autour des années 1920. Après l’indépendance, ces politiques trouveront un écho radical, en 1962, avec la décision du président Ahidjo de sédentariser toutes les populations autochtones.

  • L’introduction dans les villages des cultures d’exportation, notamment celle du cacao, qui bouleversent les systèmes de production coutumiers ;

  • La soumission à l’impôt, pour lequel ont été crées des « chefferies administratives » qui ont constitué le maillon local de l’administration coloniale. Au niveau local, les deux systèmes de pouvoir coutumier et colonial étaient désormais représentés.

3- Le système des concessions à l’époque coloniale

Dans les régions forestières, l’administration coloniale a attribué des terres par le biais de concessions à des entrepreneurs privés européens sur les vastes superficies dont elle s’était assignée la propriété. Les concessionnaires ont ainsi pris le contrôle d’énormes ensembles fonciers et des ressources naturelles et humaines qui s’y trouvaient. Cela a été le préalable au développement de systèmes d’exploitation commerciale des ressources forestières et de l’installation de plantations, notamment d’hévéa (pour le caoutchouc) jusqu’en 1913, année où les cours de ce produit se sont effondrés, et de palmier à huile. Leurs produits étaient ensuite exportés pour alimenter l’industrie européenne.

Mais l’extraction des ressources et des productions nécessitait la construction d’infrastructures routières et ferroviaires importantes. Pour disposer de la main d’œuvre nécessaire, les colons ont assujetti les populations locales2.

Contrairement à ce qui se passait à la même époque dans la métropole, où la concession du droit d’exploiter une forêt était soumise à adjudication publique et à des paiements élevés, les concessions au Cameroun se font pratiquement sans contrepartie. L’administration coloniale justifie cette situation par le fait que la mise en valeur des terres forestières inaccessibles constitue à ses yeux un service pour la collectivité toute entière. L’administration coloniale assure aux compagnies exploitantes une sécurité foncière qui leur permet de tirer les meilleurs bénéfices des investissements qu’elles réalisent pour la construction des infrastructures de transport3.

Dans les faits, l’appropriation des terres et de la forêt se fait presque gratuitement. Le système concessionnaire forestier profite de ce qu’il est bien difficile aux populations forestières de faire reconnaître leurs pratiques coutumières, temporaires et mobiles, d’utilisation des ressources de la forêt comme une véritable forme d’exploitation au sens du colonisateur qui a beau jeu de les qualifier d’inutilisées4.

La non reconnaissance des droits endogènes dans l’actuel cadre normatif relatif à la terre

1- La « présomption de domanialité5», spécificité des anciennes colonies

Toutes les terres qui étaient sous le contrôle de la puissance colonisatrice deviennent, au moment de l’indépendance, les terres de l’État du Cameroun. Elle sont versées au « domaine ».

Avant cela, en 1935, un décret portant sur la régulation du foncier dans les territoires d’Afrique Occidentale Française avait introduit le concept de domaine. Il est repris à son compte par le législateur camerounais en 19746.

Cette notion succède à celle de « terres vacantes et sans maître » qui avait légitimé toutes les entreprises de colonisation. Elle recouvre les même espaces et prolonge l’œuvre de dépossession des terres communautaires. Toutes les terres sur lesquelles n’avaient pas été revendiqués précédemment des droits de propriété ou de jouissance, ou qui n’avaient pas été exploitées ou occupées depuis plus de dix ans7 sont présumées appartenir au domaine.

L’État à proprement parler n’est propriétaire que d’une partie des terres du domaine : celles du « domaine public »8 et celles du « domaine privé de l’État »9. Une troisième catégorie, le « domaine national », est définie de façon résiduelle. Il comprend toutes les terres qui ne sont pas affectées sous un autre statut. L’État se pose comme son simple « gardien », mais il peut décider d’y attribuer des terres à des individus ou à des personnes morales ou d’en reverser une partie à l’un des deux premiers domaines. Rentrent dans le domaine national les terres qui sont occupées mais pour lesquelles les droits d’occupation et d’utilisation du sol n’ont pas été formellement reconnus. Il s’agit notamment des territoires coutumiers dont les habitants n’ont pas la possibilité de faire reconnaître leurs droits (voir ci dessous).

2- L’exclusion des systèmes normatifs endogènes

La reconnaissance des droits des populations locales est encore à ce jour soumise à des conditions inadaptées et restrictives. La notion de propriété coutumière n’est pas reconnue par le droit camerounais.

La seule procédure admise pour obtenir la reconnaissance formelle des droits d’utilisateurs coutumiers nécessite la constatation de la mise en valeur des terres, des habitations. Des procédures d’immatriculation extrêmement complexes (écrites, longues et onéreuses)10, plus ou moins inspirées de l’Act Torrens australien, sont ensuite nécessaires pour l’enregistrement juridique des droits et l’acquisition de titres fonciers individuels. Ces règles constituent un « système » qui ne profite qu’à certains, ceux qui ont la possibilité d’accéder à l’administration foncière et d’y entretenir de bons contacts. Elles excluent la reconnaissance des usages traditionnels sur les vastes territoires qui sont le siège de systèmes agro-forestiers, associant cultures sur abattis-brûlis cueillette et chasse, qui ne permettent pas de fournir aisément une preuve de l’emprise humaine permanente sur le milieu naturel. Ces territoires sont pourtant occupés depuis longtemps par les populations locales, et en particulier par les populations autochtones de chasseurs cueilleurs. Une conséquence importante de cette exclusion « juridique » est d’inciter à des pratiques de déforestation pour répondre à l’exigence de visibilité de la mise en valeur11.

Système de culture agro-forestier. Photo : M. Fraticelli

L’État camerounais continue donc de suivre la logique de création des droits depuis le haut, qui était celle du colonisateur, plutôt que de constater et reconnaître des droits existants12. Il semble que, aujourd’hui comme hier, la sécurisation des systèmes de production des petits paysans et des communautés rurales ne soit pas un objectif politique. Au contraire, les instruments légaux utilisés servent plutôt le développement de l’agriculture capitaliste , la mieux à même de dominer tout marché foncier non encadré par des mesures d’équité, où la terre est un bien transférable au plus offrant ou au mieux informé13. Les implications sociales d’une telle évolution sont évidentes.

Dans la pratique, l’immatriculation des terres a été très rarement sollicitée par les populations locales, qui ont continué à faire référence seulement au droit endogène. Cette dualité juridique fonctionne, dans la plupart des cas de contentieux, au désavantage des communautés.

Le système foncier légal mis en place au Cameroun n’a profité qu’à un nombre restreint d’acteurs. Parmi ceux-ci, les chefs locaux ont eu la possibilité de « céder », plus ou moins légalement, des droits sur des terres et des forêts inhabitées appartenant coutumièrement à leurs communautés et faisant partie de la réserve de terre nécessaire à la pérennité des systèmes agro-forestiers villageois. La possibilité d’obtenir des rentes, des revenus sans travail, a eu des conséquences négatives importantes sur les systèmes locaux de gouvernance. Dans certains cas, la constitution de vastes plantations, souvent exploitées par des salariés migrants, a empêché le développement d’une paysannerie d’agriculteurs exploitants. L’accaparement de ces grandes étendues forestières a été le fait de groupes économiques étrangers mais aussi de groupes ethniques camerounais (comme celui des Bamilekes, originaires de l’ouest du pays). Il contribue sensiblement à alimenter la conflictualité inter-ethnique14.

3- Une reconnaissance très partielle des droits des populations locales sur les ressources naturelles

La législation foncière de l’État camerounais ne traite pas directement de la question de la propriété coutumière15, aucune disposition ne considère les terres communautaires comme une catégorie distincte16.

Le seul espace légal que les terres communautaires aient pu trouver réside dans la « tolérance » d’une « occupation et un usage paisible de terres » dans le domaine forestier non permanent17(art.17 de l’ordonnance de 1974), mais dans la limite des terrains où la présence humaine est évidente. Cette tolérance est temporaire. L’État garde la possibilité d’aliéner les droits sur les ressources forestières pour cause d’intérêt général et d’utilité publique contre le versement d’indemnisations aux populations. La détermination de l’utilité publique revient cependant à l’administration et les indemnisations, très limitées, sont de par leur nature monétaire sans rapport avec ce que représentent ces espaces naturels pour ces populations, sur les plans social, culturel et spirituel.

Au regard de la loi, les propriétaires coutumiers ne sont que des occupants du domaine national. Dans la pratique, ils se trouvent placés dans un rapport d’infériorité vis-à-vis des acteurs externes, en particulier des investisseurs étrangers. L’État peut en effet décider de la cession des terres forestières du domaine forestier non permanent18, sous la forme de baux de longue durée ou de titres fonciers de propriété, pour leur conversion à d’autres usages (production de matières premières pour l’industrie alimentaire ou pour la production d’agrocarburants)19. Les bénéficiaires répondent aisément à l’obligation de mettre en valeur de manière visible les terres concédées en détruisant le couvert forestier pour implanter des cultures destinées à l’industrie agro-alimentaire, la production d’agrocarburants, ou à d’autres transformations industrielles (hévéa).

Un découpage géométrique et une spécialisation de l’espace qui mettent à mal les territoires communautaires

Tout système normatif de gestion des ressources naturelles est construit sur la base d’une vision, d’une « représentation » de l’espace, propre au groupe social qui l’a établie. Étienne Le Roy a montré que la vision « géométrique » de l’espace qui domine dans les sociétés dites développées était loin d’être la seule possible : dans d’autres contextes et cultures, les représentations que les hommes ont de l’espace et des ressources naturelles sont différentes20. Des représentations privilégiant les itinéraires parcourus par les habitants sont généralisées au sein des sociétés pastorales, mais aussi dans beaucoup de sociétés de chasseurs pêcheurs cueilleurs21. Des représentations construites autour de points de référence, dites topo-centriques sont le plus souvent utilisées dans les sociétés agricoles fondées sur l’abattis-brûlis. Une représentation de l’espace de type géométrique, qui se traduit par le dessin de polygones qui fixent les limites entre les parcelles, est la plus répandue dans les sociétés « développées ». E. Le Roy a montré que certains types de droits sur la terre et sur les ressources naturelles étaient caractéristiques de chaque représentation de l’espace : ainsi, la propriété exclusive et absolue de la terre et des ressources est très largement associée à une représentation géométrique de l’espace, dont l’expression la plus évidente est le parcellaire cadastral.

Dans les massifs forestiers du sud du Cameroun, le pouvoir colonial puis l’État indépendant ont imposé une définition des droits d’utilisation des différents espaces et ressources largement fondée sur une représentation de l’espace forestier de type géométrique. Les systèmes normatifs endogènes et les formes de gouvernance des ressources naturelles préexistantes ont été profondément affectés par l’application depuis le « haut » de ces cadres légaux. Ils supposent une délimitation claire de chaque espace (par une opération de planification dite de zonage), et leur affectation à des fonctions (usages) spécifiques exclusives les unes des autres. Ces espaces sont ensuite attribués à différents sujets de droit (personnes physiques ou morales), à travers une procédure dite de classement. Il s’agit en fait d’une procédure de création de nouveaux droits et de nouveaux ayants droit, et non de la reconnaissance des droits définis pour elles-mêmes par les populations en place.

Depuis 1995, deux objectifs sous-tendent explicitement le mode d’organisation de l’espace forestier imposé par l’État :

  • l’exploitation commerciale des ressources naturelles et

  • la conservation, sur le mode de la sanctuarisation.

Dans cette perspective, la forêt est conçue comme un espace spécifique, réglé par un cadre normatif particulier distinct de celui qui s’applique aux espaces agricoles, orienté soit vers la maximisation de l’extraction du bois (dans les forêts de production) soit vers la préservation de la biodiversité (dans les forêts de conservation)

L’aménagement de l’espace forestier par l’État n’a laissé qu’une place marginale aux systèmes de gestion coutumière des territoires forestiers. Les villages et les activités des populations locales sont confinés dans des « bandes agro-forestières », définies le plus souvent le long des routes. Souvent trop étroites, elles ne correspondent pas aux territoires auto-définis par les systèmes de droit endogène. Lorsque la population d’un village augmente, le besoin de produire des aliments et la nécessité pour y parvenir de mettre en culture de nouvelles parcelles s’accroissent. Si les surfaces forestières disponibles sont réduites du fait de l’attribution de la forêt à d’autres usages, les populations locales n’auront à terme d’autre recours que de réduire la durée des rotations des systèmes d’abattis-brûlis. Les rendements des cultures vivrières vont diminuer, et les rivalités pour l’accès à la terre dans les villages s’accroître. Au sein des familles élargies, des conflits se multiplient entre familles nucléaires, essentiellement au moment des héritages. Ceux-ci donnent lieu à des revendications concurrentes sur les mêmes legs fonciers, en particulier lorsqu’il s’agit des « jachères »22 les plus anciennes. Il devient de plus en plus difficile de trouver des espaces de forêt vierge pour ouvrir de nouvelles parcelles et les jeunes sont obligés de chercher des activités économiques alternatives.

La réduction des territoires communautaires du fait de la multiplication des concessions forestières industrielles remet en cause la durabilité des systèmes agro-forestiers existants. Les zones de forêt affectées à la production du bois, les Unités Forestières d’Aménagement (UFA)23, se superposent parfois aux espaces dédiés par les locaux aux cacaoyères et souvent à ceux utilisés par les rotations longues cultures vivrières / friche forestière. Elles empiètent fréquemment sur la « réserve foncière » de chaque village. Les populations locales sont alors considérées comme des squatteurs lorsque leurs activités s’étendent sur le périmètre qui a été défini pour la concession forestière. Le concessionnaire a la possibilité de les interdire, mais des accords informels sont souvent établis afin d’éviter les conflits qui auraient un coût trop élevé pour les exploitants, et parce qu’il s’agit souvent d’espaces relativement pauvres en ressources ligneuses. Les populations locales ne peuvent, elles, faire valoir aucun droit dans les cas où des dégâts sont causés à leurs parcelles et plantations situées dans le périmètre de l’UFA24.

La mise en place de ce cadre légal induit une exclusion encore plus forte des populations autochtones de chasseurs pêcheurs cueilleurs Bakas, même si ceux-ci conservent la possibilité d’utiliser certains produits forestiers sur les espaces occupés par les UFA. La loi et les normes officielles limitent la durée, l’étendue et les modalités d’utilisation des produits forestiers par les populations, sans tenir compte de leurs pratiques. Les populations les plus affectés sont celles qui vivaient traditionnellement des produits tirés des activités réalisées en forêt, parfois à de très grandes distances, pour leur consommation ou pour des échanges commerciaux. Dans les zones de forêt destinées à la production ou à la conservation, les activités de prélèvement des produits forestiers non ligneux, la chasse et la pêche font l’objet de restrictions, voire sont complètement interdits dans certaines zones. L’utilisation des ressources est limitée à l’autoconsommation, la commercialisation étant interdite.

La réglementation officielle concernant les droits d’usage reconnus aux populations locales reste floue. Les populations la connaissent mal et les entreprises forestières, l’administration et les ONG qui œuvrent pour la conservation de la nature s’opposent souvent à toute tentative de faire respecter leurs droits.

Un régime foncier qui pose problème

1- Les « forêts communautaires » de la loi de 1994 ne constituent pas une reconnaissance des droits des habitants sur les terres et les forêts gérées par les communautés

La loi forestière de 1994 a ouvert la possibilité d’affecter des droits d’exploitation des ressources forestières aux communautés locales par le biais d’un dispositif appelé « forêt communautaire »25 (voir fiches C-6 et C-7). Sont alors apparues de nouvelles opportunités d’exploitation des ressources naturelles et la possibilité d’obtenir des revenus liés à l’extraction du bois. Des revendications contradictoires entre les villages sont apparues, ceux-ci se trouvant dès lors en compétition pour l’appropriation de la rente associée aux ressources ligneuses26.

En l’absence d’autre mécanisme effectif de reconnaissance des droits des populations de la forêt sur les territoires qu’elles occupent et les ressources qu’ils contiennent, le dispositif de la « forêt communautaire » a été perçu comme une possibilité de sécurisation des territoires coutumiers, vis-à-vis des acteurs externes (villages avoisinants, État, exploitants forestiers et miniers…). Les limites de surface imposées par la loi aux « forêts communautaires », 5 000 ha maximum par unité villageoise, n’ont pas permis de sécuriser l’ensemble des espaces villageois. Par ailleurs, la création depuis l’extérieur de modalités d’exploitation communautaire alors qu’il n’existait pas d’expérience préalable de gestion collective de biens marchands dans les communautés a souvent eu des conséquences négatives. Les communautés n’ont pas eu le temps d’apprendre à contrôler ces nouveaux mécanismes. Le dispositif n’a souvent bénéficié qu’à un très petit nombre d’acteurs, ceux qui étaient déjà en position de force, et pas à l’ensemble des membres de la communauté. Le résultat global semble donc plutôt relever d’un accaparement des opportunités ouvertes par la décentralisation de la gestion forestière par certaines élites27, et non pas d’une reconnaissance effective des droits des populations (voir les fiches C-7;C-ec1;C-ec2;C-ec3).

Les populations de chasseurs pêcheurs cueilleurs, communément appelées « pygmées », dont la spécificité n’est pas reconnue en tant que telle par la loi, n’ont pas la possibilité de s’insérer dans ces dispositifs. Elles sont les plus grandes perdantes en terme d’accès aux ressources, restreint tant par le cadre légal que par les pratiques coutumières des groupes bantous (voir la fiche C-5).

2- Le problème foncier s’aggrave

Compte tenu de l’importance spatiale du domaine national et des compétitions croissantes qui portent sur les meilleures terres, les difficultés des occupants coutumiers d’y faire valoir leurs droits historiques sont en passe de devenir de plus en plus importantes au Cameroun. C’est en particulier le cas sur le Domaine Forestier non Permanent.

L’impact de ces phénomènes d’accaparement de la terre et des forêts sur les territoires et les systèmes de gestion coutumiers est déjà très fort dans certaines zones du pays, en particulier les régions côtières (zone de Campo Ma’an28), où des grandes plantations industrielles d’hévéa et de palmier à huile s’étendent sur des terres historiquement occupées par des populations diverses. De plus, avec l’augmentation du prix de la terre que cause l’implantation de ces projets, des tensions apparaissent dans les villages entre les tenants de la détention communautaire de la terre et ceux qui souhaitent un individualisation des droits, qui leur permettrait de revendre leurs parcelles.

Les conséquences de ces dynamiques sur les systèmes coutumiers de gouvernance des ressources sont très lourdes. Leur déstructuration et l’introduction des pratiques liées à la marchandisation du foncier par des acteurs externes aux communautés villageoises ont des effets destructeurs tant sur le tissu social de ces territoires que sur les écosystèmes forestiers.

Pour toutes ces raisons, de plus en plus d’acteurs de la société civile plaident pour l’élaboration d’une nouvelle loi foncière.29

 

 

 

1Le terme endogène caractérise quelque chose qui est produit à l’intérieur d’un organisme ou d’une structure (d’après la définition du Larousse). Nous avons choisi d’utiliser cet adjectif pour définir les systèmes normatifs qui ont été construits au cours du temps par les sociétés locales pour organiser l’accès, l’usage et la gestion des ressources naturelles. Ce terme a été préféré à celui de « coutumier », normalement utilisé pour qualifier ces systèmes normatifs, mais qui véhicule souvent à tort une connotation d’archaïques et d’immuables.

2Dans le nord du pays l’établissement de la colonie a été différent, autant à cause de la moindre diversité de ressources naturelles exploitables, qu’à cause de la structuration sociale différente des populations d’agriculteurs-éleveurs du Nord, moins faciles à assujettir et à contrôler.

3Voir Ouedraogo, H. (2010) « Mythes, impasses de l’immatriculation foncière et nécessité d’approches alternatives ».

4A. Karsenty, S. Assembe, (2010) et C. Coquery-Vidrovitch (1982)

5D’après G. Chouquer (2010). Le concept de « domanialité » désigne le régime des biens appartenant aux personnes publiques.

6Ordonnance n°74/1 du 6 juillet 1974 portant sur le régime foncier.

7Durée inférieure à celle des jachères pratiquées dans la plupart des systèmes agro-forestiers coutumiers.

8Le domaine public est défini comme la propriété exclusive de l’État et des collectivités locales (régions et communes). L’État peut décider de son attribution en concession ou par des autorisations provisoires d’occupation en faveur d’acteurs privés.

9Le domaine privé, au Cameroun, réunit toutes les terres qui sont immatriculées au nom de l’État ou des collectivités locales, et concerne de proportions importantes du territoire. L’État peut en disposer comme un propriétaire de droit privé et les affecter ou les attribuer en jouissance à des acteurs tiers.

10Comme l’expliquent Nguiffo, Kenfack et Mballa, (FPP, CED, 2009) les commissions qui sont mises en place par le protectorat pour l’identification des droits coutumiers servent surtout au recensement et annexion des terres vacantes au patrimoine foncier allemand.

11A. Karsenty, S. Assembe, 2010.

12Ibidem

13Karsenty, Assembe, 2010

14Toute cette dynamique est bien expliquée par René Dumont, dans L’Afrique noire est mal partie, 1962.

15Alors qu’en 1955 un pas en avant avait été fait dans la reconnaissance des droits des populations locales avec la suppression du concept des « terres vacantes et sans maître » en faveur de la notion de « propriété coutumière des terres » , en 1974 une nouvelle ordonnance (n°74/1) dégrade ultérieurement les possibilités pour les populations locales de faire reconnaître leurs droits. La notion de propriété coutumière est supprimée, et l’immatriculation est à nouveau considérée comme la seule procédure permettant l’obtention de droits fonciers légaux.

16Liz Alden Wily (2011). dans À qui appartient cette terre?

17Le domaine forestier non permanent est constitué par les terres forestières où l’on considère que l’impact des activités anthropiques est déjà fort. (voir fiche C-6 sur la réforme du régime forestier)

18Dans le domaine forestier permanent, certaines terres, ayant fait l’objet de plantations d’essences forestières, peuvent aussi être cédées. On parle dans ce cas de « concession foncière définitive » (Karsenty et Assembe, 2010)

19La politique de conversion des espaces boisés en plantations agro-industrielles a été encouragée au Cameroun par la Banque Mondiale à l’époque du boom pétrolier dans les années 1970 et 1980. C’est à cette époque que l’État camerounais attribue de vastes surfaces par le biais de baux emphytéotiques pour la création d’exploitations agricoles industrielles de grande taille (notamment pour la production de palmier à huile et hévéa).

20E. Le Roy, (2011). La terre de l’autre.

21Cette représentation est qualifiée d’odologique par E. Le Roy. Op cit.

22Mot souvent utilisé pour qualifier les friches forestières entre deux périodes de culture, même s’il ne s’agit pas ici de terres labourées.

23Le zonage forestier distingue deux différents domaines du couvert forestier: le Domaine Forestier Permanent, dans lequel sont définies les aires de production et les aires de réserve, et le Domaine Forestier Non Permanent. La création du domaine forestier permanent a pour vocation, entre autres, de limiter la déforestation, en freinant l’avancé du front pionnier agricole.

24Leur situation pourrait empirer avec la mise en place des normes de gestion forestière prévues par l’Accord Volontaire de Partenariat FLEGT, celui-ci exigeant le durcissement des contrôles relatifs au respect du zonage. L’Accord de Partenariat Volontaire FLEGT (Applications des réglementations forestières, Gouvernance et Échanges commerciaux) est un accord international bilatéral entre l’Union Européenne et un pays exportateur de bois, dont le but est d’améliorer la gouvernance forestière du pays et de s’assurer que le bois importé dans l’UE remplit toutes les exigences réglementaires du pays partenaire. Le Cameroun s’est engagé à le signer avec l’UE en janvier 2013.

25Nous utilisons l’expression entre guillemets pour distinguer la figure légale instaurée par la loi de 1994 des forêts historiquement gérées par les communautés, mais sans reconnaissance légale.

26Auparavant, la gouvernance des espaces forestiers n’entraînait pas de conflits entre villages voisins. Tracer une limite n’était pas nécessaire et il existait souvent une zone intermédiaire d’usages partagés entre deux villages. Avec l’apparition de la « foresterie communautaire », des villages peuvent aujourd’hui s’opposer pour obtenir le rattachement d’étendues de forêt à leur territoire et un droit exclusif d’y exploiter le bois. Il y a souvent eu une sorte de « privatisation » par des villages de ressources forestières qui étaient jusque là communes à plusieurs d’entre eux.

27Nom donné en Afrique francophone aux hommes forts, qui souvent habitent les villes et s’appuient sur leur position de force pour développer des activités économiques leur permettant l’accès aux cercles de pouvoir villageois.

28Dans cette région, deux plantations industrielles de vastes dimensions installées sur la base de baux emphytéotiques de 99 ans empiètent sur les terres revendiquées par des communautés locales. L’entreprise Hévéa Cameroun (HEVECAM), appartenant à 90% au groupe singapourien GMG, gère une concession de 41 339 hectares, dont un peu moins de la moitié est occupé par une plantation en monoculture d’hévéa ; la Société des palmeraies du Cameroun (SOCAPALM), liée au groupe français Bolloré, gère une concession de 16 332 ha où sont plantés les palmiers à huile.

29Des coalitions regroupant plusieurs organisations membres de la société civile camerounaises sont en train d’élaborer des propositions pour la réforme des cadres normatifs foncier et forestier, qui permettent de mieux prendre en compte des droits des populations locales. Ces organisations mènent également des luttes compliquées contre des giga-projet d’accaparement des terres et des autres ressources naturelles, qui sont cause d’éviction des droits des populations locales et de destruction des milieux naturels. Le Centre pour l’Environnement et le Développent et le Réseau de Lutte contre la Faim (RELUFA) ont obtenu en juin 2013, une belle victoire contre le projet de plantation de 73 000 hectares de palmier à huile, de l’entreprise ASG Sustainable Oils Cameroon PIC (Sgsoc), filiale de l’américaine Herakles Farms au Cameroun. Un long processus de lutte a permis de dénoncer les irrégularités du processus et l’inutilité du projet pour le développement de l’économie camerounaise. La convention initialement signée par l’entreprise avec le gouvernement camerounais a été annulée et le projet doit être maintenant révisé.

Bibliographie

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