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ITALIE. Les antécédents de la réforme agraire. 1/3. La situation de l’agriculture familiale au moment de l’unification du pays.

Fiche 1 de 3.

Rédigé par : Marta Fraticelli

Date de rédaction :

Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Type de document : Article / document de vulgarisation

Dans l’antiquité, la première intervention en faveur d’une redistribution des terres plus égalitaire en Italie remonte au IIe siècle avant J.C., à l’époque romaine, lorsque Tiberio Gracco posa le problème des terres publiques (ager publicus) concentrées dans les mains d’un nombre restreint de grands propriétaires et celui de la nécessité de leur redistribution en faveur des paysans sans terre. La loi qu’il proposa en 133 a.c. établissait une limite aux terres publiques que les latifundiaires pouvaient s’approprier 1, et la redistribution des terres restantes en faveur des paysans pauvres. Une fois la proposition approuvée, Tiberio Gracco essaya de la mettre en œuvre mais il fut assassiné lors d’une conspiration organisée par les grands propriétaires.

Plusieurs siècles plus tard, le problème de la concentration foncière dans les mains d’un nombre restreint de propriétaires se pose aux gouvernements de Giuseppe Bonaparte et Gioacchino Murat 2. Ceux-ci cherchent à abolir le régime féodal existant dans les campagnes, en procédant à l’expropriation des terres des seigneurs, et à transformer les classes les plus pauvres en petits propriétaires.

Un panorama de la situation agraire italienne lors de l’unification du pays

Au moment de l’unification de l’Italie 3, en 1861, la moitié de la population est encore employée dans les campagnes.

La diffusion des différents types de propriété varie notablement dans les différentes régions, en fonction de l’histoire sociopolitique et de la pénétration de l’économie de marché.

Un nombre restreint de grands propriétaires coexiste avec une population très importante de paysans pauvres. La petite propriété (moins de 10 ha) est prédominante dans les régions de montagne ; elle est moins importante dans les régions de collines et très réduite dans les plaines, notamment dans les zones irriguées. La dimension des petites propriétés est comprise entre 4 et 6 ha. Elles ne peuvent souvent pas garantir la subsistance d’une famille sur la base des conditions de l’époque.

La propriété moyenne (entre 10 et 100 ha) se développe surtout dans les aires de collines ou les plaines non irriguées, où l’arboriculture est associée aux cultures céréalières.

La permanence de vestiges de rapports féodaux dans les campagnes

Durant les premières décennies du nouveau Règne, la noblesse foncière conserve une grande partie de ses positions. Les rapports de propriété dans les campagnes demeurent semi-féodaux, les systèmes de culture sont primitifs et caractérisés par une intensité en capital extrêmement basse. La diffusion des rapports de production semi-capitalistes 4 reste initialement limitée aux zones de plaine des régions Lombardie et Piémont.

La grande propriété est divisée en une multitude de petits morceaux de terre, assignés aux cultivateurs dans des formes de contrats à terme de type semi-féodal, plus ou moins stables : location au cultivateur, « colonia » 5, emphytéose et cens 6. Il s’agit de rapports politiques et sociaux basés sur des relations clientélistes qui se traduisent par une forte dépendance politique du producteur envers le propriétaire des moyens de production 7. Le propriétaire de la terre bénéficie d’une rente foncière que le cultivateur doit lui verser sous des formes différentes, en produits, en travail ou en argent.

La diffusion progressive de l’entreprise agricole capitaliste, notamment dans les régions du Nord, est favorisée par la réalisation d’œuvres d’irrigation et de canalisation. Toutefois, le développement des formes capitalistes de production n’est pas complet, et celles-ci se superposent aux anciens rapports de production semi-féodaux, en donnant lieu à des formes de rente foncière hybrides qui resteront longtemps caractéristiques de l’agriculture italienne.

Les formes féodales de la propriété foncière se maintiennent davantage dans les régions du sud et dans les îles, là où les rapports de production correspondants se sont plus profondément enracinés, tandis que dans les régions centrales du pays, prédomine le métayage, forme de passage des rapports de production féodaux aux formes plus capitalistes. Le maintien de ces rapports agraires jusqu’à l’unité du pays est possible du fait de l’étroitesse des échanges commerciaux inter-régionaux, et du retard du développement d’une industrie moderne. Cela permet la consolidation de caractéristiques typiquement régionales dans la vie économique, politique et culturelle, et d’une diversité qui est aussi marquée par les différences linguistiques. L’unification de l’Italie est limitée dans un premier temps aux couches supérieures de la population, et elle ne touche pas vraiment aux intérêts des masses paysannes. L’inachèvement d’une révolution démocratique - bourgeoise provoque la persistance de rapports féodaux résiduels, notamment dans les campagnes du Sud où la « question méridionale » se posera comme un des problèmes les plus urgents du nouveau Règne. La transformation définitive des rapports de production dans les campagnes ne sera pas le résultat d’un processus révolutionnaire, mais plutôt le produit du lent développement mercantile de l’économie agricole qui accompagne le processus de formation du marché national.

Un panorama des modes de faire-valoir et leur évolution historique

Le modèle productif agricole italien reste essentiellement à caractère familial ; il comprend souvent des activités extra-agricoles qui complètent l’activité agricole, et ce, selon l’orientation productive de l’exploitation. Les différences régionales concernent surtout la diffusion des modes de faire-valoir indirects.

  • Le fermage peut être établi soit sur la base de rapports stables entre le propriétaire et le fermier, soit selon les nécessités saisonnières des opérations agricoles.

  • Une configuration spéciale de mode de faire-valoir indirect est celle de la soccida, contrat agraire né en Sardaigne, qui concerne la gestion d’un troupeau de bétail avec ou sans attribution des pâturages. Le conducteur du troupeau (soccidario) doit élever le bétail et transformer les produits ; il a droit à la moitié de l’accroissement de la valeur du bétail au terme du contrat.

  • Dans les régions du Nord, dans la zone des collines et de la plaine non irriguée, où la culture du froment et du mais s’associe à celle de la vigne et du mûrier, un contrat assez répandu est celui que l’on appelle « sociétaire » (societario). Malgré les différences territoriales, ce pacte se caractérise partout par une répartition de la production, différente selon les cultures, qui est fixée dans une certaine quantité de blé pour la production céréalière et à moitié pour l’arboriculture. La production de maïs reste à disposition du paysan, par contre celle des feuilles de mûrier appartient au propriétaire8.

  • Le travail salarié est très répandu dans les zones irriguées de la plaine Padana, notamment pour la réalisation des lourds travaux saisonniers comme la plantation du riz et le traitement du lin ou du chanvre9.

  • Dans les régions du centre de l’Italie le mode d’accès à la terre le plus répandu est le métayage (mezzadria)10. Dans sa forme classique, celui-ci prévoit, outre la division à moitié du résultat final de la production, le partage paritaire des semences, du cheptel vif et mort et parfois des instruments de travail11.

La réforme agraire manquée après l’unité de l’Italie

L’expédition des « Mille » et la non réalisation de la réforme agraire promise par Giuseppe Garibaldi aux paysans siciliens

L’arrivée de Garibaldi en Sicile, à la tète des troupes de la maison de Savoie pour la conquête du Royaume des deux Siciles, patrimoine des Bourbons, est vécue par les masses rurales comme un symbole de libération et de bouleversement de l’ordre établi. Lors de son débarquement, Garibaldi décrète l’abolition de la taxe sur la mouture du blé et la redistribution des terres des domaines communaux12 en faveur des combattants et des paysans pauvres. Il obtient de cette façon l’adhésion des paysans aux troupes de libération, qui lui permet de repousser l’armée bourbonienne de François II.

Cependant, les promesses de redistribution des terres communales seront retirées dès son arrivée à Naples, déclenchant la déception et le mécontentement des masses paysannes. Les révoltes et les occupations des terres appartenant à la noblesse seront réprimées par la force et avec des exécutions de masse13. La rébellion du mouvement paysan, trompé dans ses attentes, s’organise tant contre les anciens abus de la bourgeoisie foncière que contre la présence des nouveaux envahisseurs du Nord. Se constitue de cette façon le mouvement des brigands, très actif entre 1861 et 1869, qui constitue une forme de désobéissance civile et de révolte sociale, expression de cette double rancœur accumulée par les paysans.

Le nouvel État recherche dans le Sud un accord avec l’oligarchie traditionnelle, représentée par les grands propriétaires fonciers. Sur la base de cette alliance entre la bourgeoisie capitaliste du Nord et les latifundiaires du Sud, se construisent un système politique et des rapports de force qui seront dominants pendant une longue période dans le nouvel État italien. La crainte d’une insurrection paysanne joue un rôle décisif pour l’obtention du soutien du groupe modéré en faveur de la centralisation de l’État, qui comporte l’extension de la loi du royaume de Savoie au reste du pays. On parle de « transformisme » pour définir l’attitude conservatrice de l’État italien, qui vise à absorber dans le cadre institutionnel toutes les forces sociales qui se confrontent sur le plan politique, en les vidant de leur contenu rénovateur. La classe dirigeante s’avère incapable de proposer une solution autre que l’accord avec les14 grands propriétaires du Sud et la conservation des rapports agraires semi féodaux, une solution qui soit plus démocratique et antiféodale, plus pleinement unitaire.15

La thèse d’Antonio Gramsci (Il Risorgimento, 1966)

Antonio Gramsci s’interroge sur les raisons qui ont porté le Parti d’Azione, parti qui avait été à la tête du mouvement politique du Risorgimento, à ne pas se faire le promoteur d’une Réforme Agraire lors de la conclusion de l’expédition des Mille en Sicile. Gramsci dénonce l’incapacité du groupe dirigeant italien à chercher, durant tout le processus d’unification nationale, une alliance avec les masses rurales. Le poids exercé par les forces modérées sur l’ensemble de la classe dirigeante empêche toute action réformatrice et fait perdre l’occasion de transformer le processus d’unification du pays, le Risorgimento, qui était avant tout un mouvement des élites, en un grand mouvement de mobilisation populaire en gagnant l’appui des paysans, notamment au Sud.

La thèse d’Emilio Sereni (Il capitalismo nelle campagne, 1957)

Emilio Sereni analyse le compromis politique qui caractérise les décennies qui suivent l’unification italienne comme étant à l’origine de l’impossibilité de donner au problème foncier une solution révolutionnaire, qui aurait permis de s’attaquer aux racines des privilèges de la grande propriété foncière et d’ouvrir les campagnes au développement du capitalisme. La transformation du régime foncier italien se réalise depuis le début en faveur des classes bourgeoises, notamment grâce à la destination des terres de mainmorte et des terres domaniales, qui sont récupérées par le nouvel État italien. Cette transformation se produit à partir du vieux système de propriété foncière d’origine féodale. Elle ne réussira pas, pendant longtemps, ni à en remettre en cause les bases, ni à modifier les intérêts dominants.

La thèse de Rosario Romeo (Risorgimento e capitalismo, 1978)

Rosario Romeo conteste l’intérêt qu’aurait pu avoir une intervention de redistribution foncière destinée à promouvoir la petite propriété familiale dans un processus d’industrialisation du pays qui nécessite en priorité l’accumulation du capital et non la réalisation d’un marché intérieur. La non réalisation de la réforme agraire et l’absorption de ressources depuis le secteur agricole ont constitué d’après Romeo les étapes nécessaires d’un processus d’accumulation originaire indispensable au développement industriel du pays.

 

1 Le mot latifondo, du latin latus (ample) et fundus (propriété) indique un terrain agricole de grandes dimensions mal cultivé et destiné à cultures extensives souvent alternées avec pâturages.

2 En 1806, le gouvernement du Royaume de Naples est confié tout d’abord à Giuseppe Bonaparte et, par la suite, à Gioacchino Murat.

3 L’Italie, avant l’Unification réalisée en 1861, était divisée en plusieurs entités : le Royaume de Savoie (Piemonte et Sardegna) et l’Autriche dans le Nord (Lombardia, ex-république de Venezia, Trentino, Valtellina) ; les Duchés de Parme, de Modena et le Grand-duché de Toscana ainsi que le Royaume pontifical dans le Centre, le Royaume des deux Siciles des Bourbons au Sud.

4 E.Sereni, Il capitalismo nelle campagne, Einaudi, Torino, 1947

5 La colonia est une forme de contrat similaire au métayage dans lequel les engagements concernent seulement le cultivateur et non pas toute sa famille

6 Forme de fermage avec loyer fixe, qui peut être payé en produits ou en argent

7 TARROW S.G., Partito comunista e contadini nel Mezzogiorno, Einaudi, 1972

8 Pour l’élevage des vers à soie, le contrat prévoit la soccida, forme de contrat typique de l’élevage avec partage des résultats.

9 Le chanvre représente une culture importante en Italie jusqu’à la moitié du XXe siècle. La production s’étend au début du XXe siècle sur plus de 100.000 ha, avec une production qui atteint au niveau mondial le deuxième rang, après celle de la Russie.

10 D’origine latine, le terme mezzadria (métayage) signifie qui partage à moitié. Il s’agit d’un contrat agraire dans lequel le propriétaire et le cultivateur se divisent (typiquement en parts égales) les produits de l’exploitation agricole. Dans ce contrat, le métayer représente aussi sa famille. Une sous-espèce de la mezzadria est la colonia parziaria, où le cultivateur (appelé ici colon) assume des obligations seulement pour lui même et non pas pour sa famille.

11 Tous ces contrats de type associatif étaient assez répandus par le passé, mais ils ont progressivement perdu de l’importance. Dans le droit italien, ces contrats sont réglés par les articles 2141 et suivants du Code Civil, mais la loi n°756/1964 établit l’interdiction de la mise en place de nouveaux contrats de métayage. La loi n°203/1982 prévoit la conversion définitive de tous ces contrats en contrats de fermage ou leur finalisation suivant des termes préétablis.

12 Décret du 2 juin 1860

13 L’épisode le plus tragique est celui du village de Bronte avec l’exécution de masse ordonnée par le général Nino Bixio. En 1863, il y avait déjà eu sept mille morts parmi les paysans.

14 Dorso, G., La rivoluzione meridionale, Torino, Ed.Gobetti, 1925

15 Zangheri, R., Dualismo economico e formazione dell’Italia meridionale, dans Caracciolo, La formazione dell’Italia industriale, Laterza, 1969

Bibliographie

CASTRONUOVO V., La storia d’Italia. Vol 4*, Dall’Unità ad oggi (la storia economica), Ed. Einaudi, Torino, 1975

DORSO, (G.), La rivoluzione meridionale, Torino, Ed.Gobetti, 1925

GRAMSCI (A.), Il Risorgimento, Torino 1966

PALOMBI L., Familles agricoles et système de production en Italie, Observatoire Agro-industriel des Technologies et du Travail, dans Options Méditerranéennes, Sér. B / n°12, 1997

ROMEO (R.), Risorgimento e capitalismo, Bari 1978

SERENI (E.), Il capitalismo nelle campagne (1860-1900) ; Einaudi, Torino,1957

VILLARI (R.), Il sud nella storia d’Italia, Vol. I-II, Laterza, Bari, 1961

TARROW S.G.,Partito comunista e contadini nel Mezzogiorno, Einaudi, 1972

ZANGHERI, (R.), Dualismo economico e formazione dell’Italia meridionale, dans Caracciolo, La formazione dell’Italia industriale, Laterza, Bari, 1969

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