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Foncier et migration

Résumé

La perception dominante de la migration est dominée par la médiatisation des conflits opposant autochtones et migrants. Pourtant les rapports sociaux entre migrants et autochtones dépassent la conflictualité et l’ethnicité pour, en définitive, générer de nouveaux réseaux locaux de solidarité et d’interdépendances. La présente fiche analyse la dimension foncière des migrations en milieu rural, particulièrement les mécanismes d’accueil et d’insertion, ainsi que les stratégies qui émergent ; elle met en lumière les transformations locales dont autochtones et migrants sont ensemble les acteurs clés.

Les migrations et le foncier en Afrique de l’Ouest

La migration est définie comme un changement du lieu de résidence habituelle d’une personne pour une durée minimale conventionnelle estimée par les démographes à six mois. De manière générale, elle désigne tout déplacement d’un individu d’une entité administrative vers une autre pour un séjour d’une durée variable.

On établit une distinction entre migrations internes et migrations internationales. Les migrations internes concernent les déplacements qui se déroulent à l’intérieur des frontières d’un même pays. Les migrations internationales ou externes désignent les déplacements impliquant le franchissement d’une frontière internationalement reconnue. Internes ou externes, une particularité des migrations ouest-africaines est qu’elles s’orientent pour une grande part vers le milieu rural en vue de profiter des opportunités de réalisation d’activités agricoles.

Malgré leur grande diversité, les principes fonciers traditionnels partagent en commun trois fondements principaux :

– la terre est le patrimoine d’une collectivité (famille, lignage, village) et non d’un individu ;

– elle comporte une dimension de sacralité qui participe à la production et reproduction du groupe social ;

– elle est, en principe, inaliénable, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être vendue.

Malgré les liens sacrés qui unissent terre et communauté, des mécanismes traditionnels permettent à des personnes extérieures, non membres de la communauté, d’accéder à la terre. Le tutorat est l’un de ces mécanismes.

Le tutorat, institution de protection et d’intégration sociale des migrants

À quelques exceptions près, les États ne sont généralement pas directement impliqués dans l’organisation des mouvements migratoires. L’accueil et l’insertion des migrants se réalisent selon les mécanismes locaux dits du djatiguiya, terme utilisé dans l’ensemble des zones dioulaphones par les migrants pour qualifier les mécanismes d’accueil.

L’institution du tutorat organise l’accès à la terre du migrant, généralement à travers le don ou le prêt à durée indéterminée d’une terre d’un autochtone (le tuteur du migrant) ; elle prescrit surtout ses obligations sociales dont le respect conditionne la consolidation de l’accès à la terre. Qualifiés de « clauses sociales des conventions foncières », ces obligations se rapportent à des devoirs divers tels que respecter les us et coutumes locaux, porter assistance à son tuteur, ne pas se mêler des affaires politiques du village, etc. Le tutorat n’instaure pas une relation hiérarchique entre migrants et autochtones ; il organise plutôt les conditions de l’insertion sociale solide, voire de l’intégration définitive des migrants dans la communauté d’accueil.

Les dynamiques foncières

L’augmentation de la population et la modernisation des moyens de production (qui permet de mettre en valeur plus de terres) a pour conséquence une rapide augmentation des superficies cultivées et une augmentation de la compétition foncière qui contribue elle-même à l’évolution des transactions foncières. Traditionnellement limitées au don et au prêt à durée indéterminée, les transactions foncières se sont progressivement diversifiées. Se sont ainsi développés une multitude de droits dits « délégués ». Les droits délégués sont l’ensemble des modalités d’accès à des terres agricoles déjà appropriées. Ils se caractérisent par un transfert non définitif de droits (en dehors du cadre familial). Il peut s’agir :

– de prêts sans limitation de durée ;

– de prêts de courte durée ;

– de locations ;

– d’échanges de terre contre prestation de service ;

– de mises en gage…

Un autre aspect de l’évolution liée au phénomène migratoire est incontestablement la monétarisation totale ou partielle des transactions foncières. Si les locations de terres posent peu de problèmes, les ventes de terres par contre sont souvent sources de conflits. La question des achats de terre a pris une grande importance ces dernières années avec l’arrivée sur le « marché de la terre rurale » des élites urbaines, politiques et même des firmes internationales.

À la différence des migrants classiques, cette dernière catégorie d’acteurs est dans une logique commerciale et donc en quête de grandes superficies de terres.

Migrations et conflits fonciers

Les migrations en Afrique de l’Ouest sont sources de nombreux conflits fonciers. Dans les zones forestières, les conflits les plus médiatisés sont ceux qui opposent les autochtones aux migrants ; pourtant, les conflits intrafamiliaux, peu visibles, sont tout aussi nombreux. Dans les zones sahéliennes, outre les conflits précédemment évoqués, les conflits entre agriculteurs et éleveurs constituent un motif sérieux de préoccupation.

Les conflits fonciers sont généralement déclenchés par un faisceau de causes. Si la raréfaction des terres constitue une première tentative d’explication crédible, celle-ci cache cependant d’autres raisons, notamment :

– l’interprétation divergente de la nature des anciennes transactions. D’anciennes transactions sont considérées comme des dons définitifs par les migrants, alors que pour les autochtones il s’agit de prêts, donc de droits non définitifs ;

– le renouvellement des générations. Les descendants des migrants ont tendance à vouloir s’émanciper des obligations issues du tutorat, pendant que les descendants des autochtones ont tendance à remettre en cause des conventions foncières conclues par leurs parents ;

– l’émergence de la monétarisation. Les transactions foncières monétarisées sont généralement conclues avec ambiguïté. Il en résulte des divergences d’interprétation sur la nature même de la transaction : pour les « vendeurs » autochtones, la transaction est assimilée à un simple prêt monétarisé à longue durée n’affranchissant nullement l’acquéreur de ses obligations coutumières liées au tutorat ; pour les « acheteurs » migrants, la transaction confère la propriété définitive de la terre et par conséquent, les exempte désormais de toute obligation sociale vis-à-vis du vendeur.

– le pluralisme institutionnel. Les zones rurales sont caractérisées par la coexistence d’institutions concurrentes relevant de l’administration, de la coutume ou encore des projets de développement. La résolution des conflits s’avère rarement définitive dès lors que plusieurs institutions interviennent en même temps, et que des mécanismes consensuels de médiations et d’arbitrage sont inexistants ;

– l’interprétation conflictuelle des lois foncières de l’État. Chaque catégorie d’acteur interprète les textes fonciers nationaux selon ses propres intérêts. Au Burkina par exemple, les communautés de pasteurs ont fortement invoqué la propriété étatique de la terre pour espérer améliorer leur accès à la terre ; de même, les migrants ont considéré que si la terre appartient à l’État, c’est qu’elle appartient à tous les Burkinabè ; les autochtones agriculteurs se sont, eux, toujours opposés au monopole foncier de l’État afin de faire valoir la légitimité de leurs droits fonciers coutumiers.

Les stratégies de sécurisation des migrants : de l’inscription dans les réseaux sociaux à la formalisation des contrats

Les stratégies de sécurisation foncière des migrants sont évolutives et diversifiées. Auparavant fondées sur la qualité des relations sociales et sur la reconnaissance spontanée de l’autorité du « propriétaire coutumier », elles intègrent désormais progressivement l’usage de l’écrit.

La permanence des mécanismes sociaux de sécurisation

Outre le respect des interdits locaux dont l’énoncé est donné au moment de la transaction foncière, la première démarche de sécurisation est la mise en valeur effective par le migrant des superficies accordées. Dans certains cas, la transaction foncière est assortie de l’obligation d’un versement annuel d’une portion symbolique de la récolte (un panier par exemple) au « propriétaire coutumier » ; le non-respect de cette obligation constitue une cause suffisante d’annulation de la transaction foncière. Enfin, l’entretien de bonnes relations sociales avec les détenteurs des droits coutumiers participe efficacement à la sécurisation foncière du migrant. Dans les conceptions locales en effet, l’attribution d’une terre crée des liens sociaux forts, impliquant de la part du bénéficiaire des visites de courtoisie, le respect et un devoir d’assistance au « propriétaire » si celui-ci est dans le besoin. Ces mécanismes sociaux de sécurisation montrent bien que le foncier est dans le système coutumier avant tout un rapport social.

L’expansion de la « formalisation informelle »

Les contestations fréquentes autour des droits fonciers ou les remises en cause de la nature des transactions foncières ont amené progressivement de nombreux ruraux à établir de « petits papiers » qui clarifient la nature des transactions foncières et procurent une preuve de l’existence de la transaction. Ces papiers se caractérisent par leur extrême diversité aussi bien dans la forme que dans le contenu. Les documents sont rédigés en « français local » (Côte d’Ivoire, Burkina Faso), en arabe (Niger) ou dans une forme administrative irréprochable. Les documents sont rédigés localement, soit par des paysans lettrés, soit par des fonctionnaires en activité dans la zone. Certains d’entre eux sont légalisés par des autorités administratives (préfet, commissariat de police, mairie, etc.).

Dans leurs contenus, certains documents restent totalement vagues sur la nature de la transaction ou utilisent des formulations ambiguës telles que cession, attribution, piquetage, etc. Les imprécisions touchent également la localisation des terrains (« dans le brousse de… », « à telle distance au sud du village » ou parfois même ne comportent aucune indication de lieu). Il en est de même pour la délimitation qui soit n’est pas mentionnée soit reste très approximative ; lorsqu’il y a délimitation à peu près précise, elle n’est généralement pas accompagnée de plan. Ces imprécisions ne semblent pas poser de problème aux vendeurs et acheteurs. Par contre, quelle que soit la formule utilisée, tous les documents comportent des témoins à la fois du vendeur et de l’acquéreur. Les acquéreurs semblent exiger que le témoin et le vendeur soient de la même ethnie car, selon la sagesse populaire, « si un crapaud sort de l’eau pour affirmer que le caïman a les yeux rouges, seul un autre crapaud peut confirmer ou infirmer ». À défaut de signature, les empreintes digitales sont apposées sur le document. En définitive, moins que le contenu de l’écrit, c’est surtout le statut du vendeur et celui de son témoin qui font la force du document.

Perspectives

Les questions foncières dans les zones de migration sont particulièrement complexes dans la mesure où l’accès à la terre se réalise généralement en dehors de tout cadre légal. Les conflits qui en découlent échappent dans la même perspective aux institutions judiciaires compétentes. Il est illusoire et contreproductif de chercher à combattre les migrations ; au contraire, elles contribuent de manières diverses non seulement à de nouvelles dynamiques économiques et institutionnelles mais aussi à la consolidation tant de la nation que de l’intégration régionale. Il appartient aux États de mettre en place les mécanismes de régulation appropriés pour permettre à la migration de jouer son rôle socio-économique bénéfique aux niveaux national et régional, tout en créant le moins de heurts possible au niveau local.

Bibliographie

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