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Les SAFER: un outil de régulation du marché foncier rural en France utilisé depuis plus de 50 ans

Résumé

Les politiques foncières agricoles ont permis à l’agriculture française de se moderniser au cours de la seconde moitié du XXe siècle tout en restant essentiellement le fait de structures familiales. Le bilan des interventions des SAFER, des institutions mixtes où sont représentés l’État, les collectivités locales et les organisations de producteurs, montre qu’il est possible de réguler les marchés fonciers pour que les structures de production agricole puissent s’adapter afin de répondre à l’intérêt de tous.

I. Un élément de modernisation de l’agriculture familiale

Un choix politique pour l’agriculture familiale. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les unités de production, trop petites et morcelées, ne sont pas compétitives sur les marchés inter- nationaux. Le choix est alors fait de moderniser ces unités familiales plutôt que de s’appuyer sur de grandes exploitations à salariés. À l’aide d’un ensemble de politiques agricoles dont les politiques foncières, appelées aussi « politiques des structures », constituent un élément essentiel, la France devient en quelques décennies largement exportatrice de produits agricoles.

Une révolution « en douceur ». Cette évolution s’est inscrite dans un contexte de plein emploi, où ceux qui abandonnaient l’agriculture pouvaient facilement se recycler dans d’autres secteurs. La modernisation de l’agriculture pouvait alors être soutenue par une augmentation progressive de la taille des unités de production tout en conservant leur caractère familial. Cet agrandissement progressif n’a pas été fondé sur des expropriations, mais principalement sur des interventions au niveau des achats et des ventes de terres, du métayage, des locations, et des transferts des exploitations entre générations. Ainsi l’établissement d’une « indemnité viagère de départ », versée aux agriculteurs âgés qui acceptaient de cesser leur activité, a permis aux jeunes d’accroître leur superficie. Les institutions publiques et les organisations professionnelles agricoles ont défini pour chaque région une taille optimale pour les exploitations, et une surface minimale pour avoir accès aux aides. Ceux qui souhaitaient agrandir leur exploitation devaient obtenir une autorisation d’exploiter si la taille finale de leur exploitation atteignait le double ou le triple, selon les régions, de la surface minimale d’installation.

L’État et les paysans, main dans la main. C’est une cogestion entre l’État et les organisations de producteurs qui a rendu possible la mise en œuvre de cette politique. Les organisations de producteurs et les mouvements des jeunes agriculteurs, désireux de moderniser leurs fermes, ont été directement impliqués dans la formulation des politiques et ont œuvré pour les faire accepter par tous.

Un accès sûr à la terre sans en être nécessairement propriétaire. Les politiques foncières de l’après-guerre ont d’abord porté sur la régulation et la sécurisation des formes de « faire-valoir indirect » (où le producteur n’est pas propriétaire du sol). La loi a donné satisfaction à une revendication historique des petits producteurs en établissant le « statut du fermage », qui renforçait considérablement les droits des agriculteurs et éleveurs locataires par rapport aux propriétaires fonciers et le métayage a pratiquement disparu. La location a ainsi permis un agrandissement des exploitations plus rapide qu’en régime de propriété, tout en sécurisant les producteurs sur le long terme.

Contrôler les marchés fonciers. En 1960 sont créées les SAFER, Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, pour réguler les marchés fonciers agricoles dans un contexte de forte demande d’acquisition de foncier et d’une hausse du prix de la terre, du fait de revenus agricoles croissants.

II. Caractéristiques, missions et modes opératoires des SAFER

1.Qu’est-ce qu’une SAFER ?

Statut et gouvernance : les SAFER sont des sociétés anonymes sans but lucratif qui sont investies d’une mission de service public concernant le foncier agricole et rural. Leur conseil d’administration rassemble, entre autres, les collectivités locales, les organisations professionnelles agricoles, la banque Crédit Agricole et des représentants de l’État.

Périmètre d’action : au nombre de 26, les SAFER couvrent l’ensemble du territoire français.

Missions : afin d’éviter les accaparements et la spéculation, les SAFER achètent des terres agricoles et des sièges d’exploitation pour favoriser l’installation de jeunes agriculteurs et assurent la restructuration parcellaire et l’agrandissement d’exploitations trop petites pour être rentables.

2. Modes opératoires

Le droit de préemption permet à la SAFER, si elle l’estime souhaitable, de prendre la place de l’acheteur lors de la vente d’une terre agricole. Si la SAFER considère que le prix est trop élevé par rapport au marché, elle peut même proposer un prix revu à la baisse. Le vendeur peut soit accepter, soit retirer le bien de la vente, soit demander au tribunal de fixer le prix. Toute préemption doit être justifiée et recevoir l’accord des deux commissaires représentant l’État (ministères de l’Agriculture et des Finances), qui disposent au Conseil d’administration d’un droit de veto sur toutes les décisions de la SAFER.

La réattribution des biens fonciers. Une fois la terre achetée par la SAFER, elle est remise à la disposition des producteurs. L’agriculteur qui veut l’acquérir doit répondre à un appel à candidatures. Les candidatures sont étudiées par un comité regroupant des représentants des organisations de producteurs, des élus locaux et des personnes qualifiées. Le Conseil d’administration décide, mais ses décisions doivent recevoir l’accord des deux commissaires du Gouvernement.

3. Conditions d’efficacité

La loi oblige les notaires à communiquer à la SAFER tout projet d’achat-vente d’exploitations ou de terres agricoles situées dans son périmètre d’intervention, ainsi que le prix auquel la transaction est proposée. Cette mesure fait de la SAFER un observatoire privilégié du marché foncier rural et lui permet d’agir contre la spéculation.

Les SAFER doivent disposer des ressources nécessaires pour pouvoir acheter des terres, et pour les entretenir jusqu’à leur revente. Les acheteurs finaux auxquels la SAFER choisit de revendre ces biens doivent aussi pouvoir les acquérir. Les banques prêtent pour cela à la SAFER et aux acheteurs finaux.

Les organisations de producteurs qui intègrent le Conseil d’administration de la SAFER doivent être suffisamment représentatives pour éviter qu’une minorité puisse être bénéficiaire des réattributions des biens qu’elle effectue.

4. Les missions des SAFER évoluent

Les SAFER ont aujourd’hui une mission de service public qui va bien au-delà de leur raison d’être initiale. Elles contribuent à l’aménagement du territoire en constituant des réserves foncières pour des infrastructures (autoroutes, voies ferrées). Elles sont devenues progressivement à partir de 1990 un instrument d’aménagement local qui permet aux communes de mieux gérer les aménagements publics nécessitant l’expropriation et le déplacement de certaines exploitations. Elles peuvent aussi orienter vers des usages non agricole des terres, bâtiments ou exploitations, en vue de favoriser le développement ou de contribuer à la protection de l’environnement.

5. Un bilan globalement positif

En 60 ans, le nombre d’actifs a été divisé par cinq et la taille des exploitations multipliée par trois. Les unités de production les plus petites ont disparu mais, dans l’ensemble, les exploitations agricoles n’ont pas évolué vers de grandes exploitations à salariés. Ce système de régulation des marchés fonciers a permis d’éviter une forte concentration des terres. Le recours à la préemption est resté très minoritaire dans les interventions des SAFER. En 2011, les acquisitions des SAFER ont ainsi porté sur 18 % du marché global de l’espace rural en hectares, dont seulement 0,7 % avec utilisation de la préemption.

III. Limites et controverses

1. Le développement de « l’agriculture sociétaire »

Depuis plusieurs décennies, se développent des sociétés de différentes natures (anonymes, coopératives, etc.) en charge de la propriété agricole, pouvant provenir ou pas de la mise en commun volontaire de terres d’exploitations familiales. Les transferts de parts sociales ou d’actions de ces sociétés échappaient au contrôle des SAFER. La loi oblige depuis 2014 les notaires à une information préalable des SAFER sur la cession de parts de ces sociétés. Elle permet aux SAFER d’acquérir à l’amiable des parts sociales et de préempter, mais seulement si 100 % des parts sont vendues. Cela ne permettra pas d’enrayer le processus croissant de financiarisation du foncier que l’on constate en France, mais constitue un pas vers une meilleure adaptation de la régulation à la réalité d’aujourd’hui.

2. Transparence, publicité et pluralisme syndical

Avant 1981, seule une organisation représentative agricole était reconnue, la Fédération nationale des Syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et sa « filiale » regroupant les jeunes agriculteurs. D’autres organisations ont accusé les SAFER de privilégier l’agrandissement des exploitations existantes et non l’installation de nouveaux agriculteurs. Il aura fallu attendre 2012 pour que les SAFER mettent à disposition de toutes les organisations de producteurs, et plus seulement des organisations dites majoritaires, les déclarations d’intention d’aliéner un bien agricole qui lui sont envoyées par les notaires. C’est une information essentielle pour pouvoir faire pression pour des actions visant à réguler la taille des exploitations dans chaque région. La transparence des SAFER doit encore être améliorée, avec un libre accès du public aux informations foncières et plus de pluralisme dans les conseils d’administration.

IV. Conclusions

1. Prix des terres et marchés

Les SAFER n’existent qu’en France mais d’autres mécanismes de régulation de l’évolution des structures des exploitations ont été adoptés ailleurs (modalités de crédit foncier, autorisations de louer ou d’acheter, réglementation ou imposition des héritages, etc.). Dans un climat de généralisation du « libre marché », ces politiques suscitent de vives critiques et sont parfois qualifiées de « contre-sens économique ». Cependant, un libre accès au foncier aurait pour conséquence la concentration des terres agricoles entre les mains des plus puissants. Accepter l’existence de marchés fonciers tout en les régulant permet de trouver des solutions, qui relèvent toujours d’un choix politique fort.

Les bas niveaux des loyers en France ont contribué depuis les années 1950 au développement d’une agriculture moderne en permettant un transfert partiel de la « rente foncière » au bénéfice des unités de production familiale qui se sont maintenues. Le contrôle des structures, l’application de la loi sur le fermage et les SAFER ont pesé dans les évolutions des prix des terres agricoles en France. Mais bien d’autres facteurs ont une influence sur les prix du foncier rural. Évaluer leur poids respectif est très difficile.

Cependant aujourd’hui, avec le développement massif du chômage, la nécessité de préserver l’environnement et celle de limiter la disparition des terres agricoles, un nouveau pacte social semble nécessaire en France. Il s’agira d’établir de nouvelles règles pour une gouvernance des marchés fonciers susceptibles de répondre aux nouveaux défis, mais certainement pas de procéder à une libéralisation et à une dérégulation des marchés de la terre.

2. Quels enseignements pour l’Afrique ?

L’expérience des SAFER, dans un contexte historique, social et géographique particulier, illustre la prise en compte par la collectivité nationale de la nécessité de gérer le foncier agricole comme un bien spécifique ayant une dimension de « commun », en fonction de l’intérêt de la société dans son ensemble.

Partout dans le monde, considérer la terre seulement comme un capital ou une marchandise est lourd de conséquences : cela conduit à justifier des processus de dépossession et d’appropriation privative par une minorité d’acteurs.

L’Afrique de l’Ouest au début du XXIe siècle est très différente de la France de l’après-guerre. Les systèmes de droits fonciers, la démographie et les conditions écologiques sont autres et varient beaucoup d’un pays à un autre. Une modernisation de l’agriculture similaire à celle qu’a connue la France provoquerait un exode rural massif : en l’absence d’alternatives d’emplois dans les secteurs non agricoles, elle se traduirait par une augmentation insoutenable de la pauvreté urbaine.

Il conviendra donc de tester de nouveaux systèmes de contrôle. L’intervention sur les marchés fonciers y jouera un rôle important, mais seul un ensemble cohérent de politiques répondant à un projet de société clairement défini permettra une évolution harmonieuse des structures agricoles dans l’intérêt du plus grand nombre et un développement durable, économique, écologique et social.

Cette fiche a été produite pour le Comité Technique « Foncier et Développement ».

Relecteurs: Vincent BASSERIE (Commission de l’UEMOA), Vital PELON, Inter-réseaux Développement rural et Patrick D’AQUINO, (Cirad).

Bibliographie

POUR ALLER PLUS LOIN

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