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Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

Quelle réforme agraire, quelle gouvernance foncière, demain ?

Contribution de Michel Merlet au Webinar organisé par le Centre Tricontinental (CETRI) le 12 novembre 2025

Rédigé par : Michel Merlet

Date de rédaction :

Organismes : Centre tricontinental (CETRI)

Type de document : Article / document de vulgarisation

Introduction Laurent Delcourt (CETRI)

Intervenant·es

  • Michel Merlet : Fondateur d’AGTER, spécialiste de la gouvernance foncière et des politiques de réforme agraire, il analyse les dynamiques locales et internationales de sécurisation des droits à la terre et les luttes pour un accès équitable aux ressources foncières.

  • Priscilla Claeys: Professeure associée à l’Université de Coventry, spécialiste des droits des paysans et de la souveraineté alimentaire, elle a contribué à l’adoption de la Déclaration de l’ONU sur les droits des paysans et travaille sur la gouvernance foncière et les transitions agroécologiques.

  • Massa Koné : Coordonnateur de la Convergence malienne contre l’accaparement des terres et membre de la Convergence globale des luttes pour la terre et l’eau (Mouvement No Vox Afrique), il milite pour la protection des droits fonciers des communautés paysannes et indigènes en Afrique de l’Ouest.

  • Zoé Gallez : Coordinatrice et cofondatrice de Terre-en-vue.

Cet article ne reprend que les questions posées à Michel Merlet et ses réponses.

La vidéo du webinaire dans son intégralité a été publiée par le CETRI et est disponible ici : youtu.be/D4Fr_-VLgyA?si=ALJoloipHxgHUgrf

Questions

Vous avez étudié de près des expériences concrètes de réforme agraire, notamment au Nicaragua, en en soulignant les acquis mais aussi les limites. À partir de ce vécu et de vos recherches, quel enseignement peut-on tirer des réformes agraires menées dans les pays du Sud, en particulier en Amérique latine ? Quelles avancées ont-elles permises, quels blocages internes ont freiné leur portée, et surtout, que nous révèlent-elles des conditions nécessaires pour penser aujourd’hui de nouvelles politiques foncières et agraires réellement porteuses de transformations durables ?

La montée du marché foncier, la financiarisation et la spéculation fragilisent l’agriculture paysanne et renforcent les inégalités, tandis que les dispositifs de sécurisation des droits – formalisation, titrisation, enregistrement – tendent parfois à institutionnaliser ces mêmes inégalités, comme le montrent certaines études. Quelles politiques publiques ou quelles formes de gouvernance pourraient, selon vous, réguler ces dynamiques, limiter la concentration foncière et promouvoir des modèles d’accès à la terre plus inclusifs et émancipateurs ?

Réponses

Après mes études d’ingénieur agronome, je suis parti comme Volontaire du Service National Actif au Nicaragua en 1976-77. J’y suis ensuite resté et par un concours de circonstances improbables, lorsque le Front Sandiniste de Libération Nationale a renversé la dictature de Somoza en 1979, j’ai été envoyé par le nouveau gouvernement dans les 3 départements du nord pour voir comment mettre en place la réforme agraire, puis nommé quelques mois plus tard directeur départemental de l’Institut Nicaraguayen de Réforme Agraire à Estelí. En 1981, j’ai intégré le Centre de Recherches et d’Etudes de la Réforme Agraire (CIERA) qui dépendait du Ministère du Développement Agricole. J’y ai travaillé sous différents statuts pendant 7 ans. Par la suite, mon travail de consultant au sein d’un bureau d’études, l’IRAM, puis avec l’association AGTER m’ont permis de découvrir d’autres situations de réforme agraire. C’est sur ce vécu et sur les travaux et conférences qu’AGTER a contribué à organiser que je m’appuie.

Il m’est impossible en quelques minutes de répondre aux questions qui me sont posées en explorant la grande diversité des situations de réforme agraire, même seulement en Amérique latine. Je ne présenterai que ce qui me semble être le plus important à retenir. Vous trouverez ci-dessous une sélection d’articles du site de ressources documentaires www.agter.org qui vous permettra d’aller beaucoup plus loin si vous le souhaitez.

Laurent Delcourt parle à juste titre de « réformes agraires redistributives ». Une « réforme agraire » a toujours pour objet de « redistribuer la terre » lorsque celle-ci s’est concentrée de façon excessive - du point de vue de la société dans son ensemble – au bénéfice d’une minorité. On ne fait pas une réforme agraire pour des motifs « idéologiques » ou « religieux » de recherche de plus « d’équité », quand bien même on l’affirme haut et fort. Les motifs peuvent être économiques et/ou politiques, car toute réforme agraire répond aux intérêts d’un groupe social (ou de plusieurs).

Il arrive même que les gouvernements appellent « réformes agraires » des politiques qui visent à ce qu’il n’y ait pas de redistribution des terres. Les réformes agraires, mises en place par les Etats, ne répondent pas nécessairement aux intérêts économiques et politiques des paysans et paysannes pauvres. Nous devons donc nous demander qui sont les bénéficiaires de la redistribution :

  • des paysans sans terre (ou disposant de très peu de terre), à titre individuel (hommes, femmes) ou en tant que familles paysannes,

  • de coopératives de production,

  • d’entreprises d’Etat ou des entreprises privées.

Les intérêts des différentes classes sociales sont contradictoires et la « lutte des classes » est toujours vive lors de ces périodes de transformations rapides. L’analyse « à chaud » est souvent difficile à faire, et les références à d’autres expériences sur lesquelles on a plus de recul sont bien utiles.

En Amérique Latine, où ont eu lieu beaucoup de réformes agraires, une partie souvent importante des territoires nationaux était encore couverte de forêts, où vivaient des populations indigènes dispersées. Une « frontière agricole » active en constante progression permettait l’installation de paysans, mais aussi d’entrepreneurs, et de projets de « colonisation » promus par l’Etat, souvent qualifiés à tort de « réforme agraire ». Les réformes agraires latino-américaines du XXe siècle ont été extrêmement diverses, selon les pays et, dans un même pays, selon les époques (voir par exemple le cas du Mexique).

Au Nicaragua, la Direction Nationale du FSLN ne voulait pas favoriser le développement de la production paysanne. Elle a priorisé et souvent imposé des formes de production collectives : entreprises d’Etat et coopératives de production (CAS, Coopératives Agricoles Sandinistes). Celles-ci ne répondaient pas aux aspirations profondes des petits et moyens producteurs. Une grande partie d’entre eux vont intégrer les rangs de la contre-révolution armée qui recevra l’appui des Etats Unis d’Amérique et jouera un rôle clé dans le renversement du gouvernement sandiniste.

Plusieurs questions me semblent dès lors essentielles à examiner :

  • Quelle forme de production, la « petite production paysanne » ou la « grande production, privée ou étatique » est la plus intéressante à moyen et long terme pour la société dans son ensemble ?

  • Quels rôles jouent l’Etat et les organisations paysannes dans la mise en place, puis la gestion des terres dites « réformées » ? Les paysans ont-ils suffisament d’autonomie pour pouvoir construire progressivement des mécanismes de gouvernance qui consolident leur situation, ou sont-ils grandement dépendants de l’État ?

Pour pouvoir avancer et penser aujourd’hui de nouvelles politiques foncières et agraires réellement porteuses de transformations durables, nous devons aussi effectuer une critique des concepts utilisés, principalement dans les trois domaines suivants :

  • « l’efficience économique » qu’il ne faut pas confondre avec les « résultats financiers »

  • la « propriété de la terre » et les « titres de propriété »

  • les « individus », et les collectifs et communautés dont ils font partie.

En quelques mots, et très rapidement, essayons de préciser ce que cela signifie.

a) « Efficience économique » et « rentabilité financière »

La production paysanne produit beaucoup de « valeur ajoutée » par unité de surface, alors que les entreprises capitalistes, qui travaillent de grandes surfaces en monoculture mécanisée pour avoir un « retour sur investissements » le plus élevé possible, produisent peu de valeur ajoutée par hectare.

  • Le résultat « économique » se calcule sur la base de la « valeur ajoutée » qui a été créée. C’est un indicateur qui concerne la société dans son ensemble.

  • La rentabilité « financière » permet de mesurer les « profits » d’une entreprise.

Différencier « évaluation économique » et « évaluation financière » permet de voir à qui profite un projet. D’une façon plus générale, distinguer l’efficience économique et la rentabilité financière aide à identifier de possibles alliances et à construire des stratégies impliquant non seulement les paysans, mais aussi d’autres groupes sociaux.

b) « Propriété de la terre »

On n’est jamais totalement ni vraiment « propriétaire » de la terre, même quand on a un « titre de propriété ». On ne possède qu’un certain nombre de droits, et d’autres personnes, des collectivités, la nation, … possèdent aussi des droits différents sur la même parcelle de terre.

Impossible de revenir ici en détails sur la genèse de cette confusion que Joseph Comby a décrite avec beaucoup de soin et d’humour. Je vous invite à consulter quelques uns de ses articles que nous avons repris sur www.agter.org, « L’impossible propriété absolue », « Comment fabriquer la propriété », « Le droit de propriété, de la « Déclaration des droits » au « Code civil » », « Les avatars de la propriété ».

c) « Individus » et « collectifs / communautés ».

Quels « individus », hommes et femmes, adultes et enfants, … et quels « collectifs » (famille nucléaire, famille élargie, communauté villageoise, etc.) doit-on prendre en compte ?

Ces éléments nous aident à mieux comprendre pourquoi les terres redistribuées sont rapidement reconcentrées et pourquoi les effets des réformes agraires sont souvent très peu durables. Les populations et leur environnement changent. Des redistributions et des modifications dans les pratiques agricoles sont nécessaires dans le temps. Le marché de droits sur la terre peut y contribuer, mais sans régulation, il conduit rapidement à la re-concentration des terres. La solution n’est pas d’interdire le marché, mais de le réguler. Et ce sont les producteurs organisés, et pas l’Etat, qui doivent assurer cette régulation.

L’expérience des pays européens, en particulier la France, nous montre que des organisations paysannes peuvent assurer cette régulation. Avec les lois sur le fermage, louer ou vendre un terrain n’est pas possible sans l’accord des organisations de producteurs de la région. Les producteurs ont donc à la fois des droits en tant que personnes (ou familles), et en tant qu’habitants d’un territoire. L’ensemble de la société a aussi des droits, comme par exemple celui d’imposer des règles pour protéger la biodiversité, les cours d’eau, etc.

Disposer d’un « titre de propriété » ne donne pas au « propriétaire » tous les droits. Pour pouvoir continuer à exister dans le temps long, les petits et moyens producteurs doivent avoir à la fois des droits individuels et des droits collectifs en tant que membres de différentes conmmunautés.

Le véritable défi est de pouvoir construire des structures locales capables de défendre les intérêts des paysans et des communautés rurales sur le long terme. Les réformes agraires redistributives sont loin de toujours le permettre. Pour éviter une reconcentration du foncier qui les rendraient de nouveau nécessaires, il faut renforcer la capacité des citoyens à s’organiser, et ce n’est pas en faisant distribuer par l’État des « titres de propriété » au contenu trompeur que l’on y parviendra.

Il faut reconnaître et renforcer les droits des différentes communautés, aux différents niveaux, depuis la famille en reconnaissant explicitement que celle-ci est formée d´hommes et de femmes, ce qui est souvent loin d’être acquis, jusqu’à la nation et au-delà, du monde.

Le développement de la démocratie, la préservation des écosystèmes et de notre planète ne peuvent être réels et durables qu’à cette condition.

Bibliographie

Quelques documents pour aller plus loin.

1/ Sur la propriété, les titres de propriété, le pluralisme juridique

Comby, Joseph

• L’impossible propriété absolue. In ADEF « Un droit inviolable et sacré. 1990 www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-370.html

• Comment fabriquer la propriété ? In Etudes foncières mars 1995 www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-371.html

• Les avatars de la propriété ; In Etudes foncières, nov.2002 .www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-375.html

• Le droit de propriété, de la « Déclaration des droits » au « Code civil ». 2004 www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-369.html

Merlet, Pierre

• Pluralisme juridique et gestion de la terre et des ressources naturelles . AGTER, 2011.www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-264.html

2/ Sur les réformes agraires

• Reformes agraires dans le monde.

www.agter.org/bdf/fr/thesaurus_dossiers/motcle-dossiers-19.html

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