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Les avatars de la propriété

Rédigé par : Joseph Comby

Organismes : Association des Etudes Foncières

Type de document : Article scientifique

Documents sources

Numéro 100 de la revue Etudes foncières, novembre 2002

Résumé

La propriété change. Mais pas nécessairement de la façon qu’on imagine.

Selon l’idée la plus répandue, la propriété privée ne cesserait de reculer, de s’éroder face aux empiétements de la sphère collective: la propriété ne serait plus ce qu’elle était.

Le point de vue défendu ici est inverse: la propriété se durcit et s’étend, mais en même temps elle se fractionne et c’est ce fractionnement qui donne l’illusion d’un déclin. Peut-être faudrait-il donc mieux dire que « les » droits de propriété se renforcent et que « la » propriété décline.

La propriété d’un droit

Mais d’abord, de quoi est-on au juste, propriétaire, lorsqu’on est propriétaire d’un terrain ?

La question peut sembler saugrenue. Elle est pourtant la première à se poser quand on cherche à comprendre la valeur d’un terrain et elle est plus complexe qu’elle en a l’air car un terrain n’est pas un objet mais un espace. C’est même un espace à trois dimension puisque la propriété du sol emporte la propriété « du dessus et du dessous »1, selon la formule déjà consacrée dans les anciens coutumiers. Cette propriété allant du centre de la terre jusqu’aux étoiles ne manque donc pas de poésie puisqu’à chaque heure du jour et de la nuit, voilà notre propriétaire titulaire de droits sur des astres différents. Mais le problème vient de ce qu’il n’est pas tout seul ou, ce qui revient au même, qu’il ne possède pas tous les droits sur son terrain.

Les prérogatives attachés au droit de propriété foncière ont beaucoup varié, selon les pays et les époques2, mais le propriétaire n’a jamais eu tous les droits sur son terrain, comme un roitelet sur son royaume3.

Citons en vrac les droits des occupants (même les squatters), ceux des voisins, des chasseurs, des exploitants d’infrastructures de tous ordres, de certains promeneurs (skieurs comme pécheurs de crevettes), etc., et bien sûr les droits de la collectivité nationale puisqu’un terrain appartient à un territoire et que le territoire « est le bien commun de toute la nation » comme le dit l’article placée en ouverture du code de l’urbanisme.

Le propriétaire a si peu le droit de disposer de son terrain comme il l’entend que, non seulement presque tous les changements d’usage sont soumis à autorisation, mais que l’exercice même d’un usage inchangé est encadré réglementairement. Or, certains de ces droits concurrents à ceux du propriétaire en titre peuvent s’analyser comme de véritables droits de propriété, dans la mesure où ils sont librement négociables, même s’ils n’en ont pas la dénomination.

La propriété foncière n’est plus alors que la propriété d’un droit sur un espace, en concurrence avec d’autres droits que celui du propriétaire.

Retour au Moyen âge

D’où vient le droit de propriété foncière ? Il a deux origine, comme s’il avait deux identités, l’une savante et juridique, l’autre populaire et historique.

Les tenants de l’origine savante du droit de propriété voudraient le faire descendre du droit romain. Mais il s’agit largement d’un droit romain inventé et fantasmé aux XVIIème – XVIIIème siècle, à commencer par la fameuse trilogie de l’usus, du fructus et de l’abusus due à Jacques Pothier. Dans la mentalité de l’époque où une loi ancienne était toujours jugée supérieure à une loi plus récente, la promotion d’un « droit romain » par les parlements bourgeois était en effet la meilleure stratégie pour contrer le droit féodal.

La pratique de la propriété foncière individuelle est née beaucoup plus modestement, comme un droit saisonnier, à la fin du moyen-âge. Comme le droit de récolter ce que l’on a semé sur un terrain et de transmettre librement ce droit. La récolte faite, l’usage de la terre revenait à la communauté villageoise jusqu’aux prochaines semailles.

A cette « propriété utile » paysanne se superposait par ailleurs la « propriété directe » du seigneur du lieu ou « seigneur foncier » qui sous la pression des revendications paysannes, se réduisit généralement au seul droit de percevoir un loyer dévalué et de jouir de quelques privilèges honorifiques.

Avec le développement de la monétarisation de l’économie, ces deux propriétés pouvaient se vendre parallèlement, l’une disposant théoriquement d’un droit de préemption sur l’autre (le «droit de retrait»4).

La Révolution française allait achever le triomphe de la propriété utile sur la propriété directe, la seconde étant éliminée d’abord avec indemnité, puis sans indemnisation. Les armées napoléoniennes allaient ensuite se charger d’exporter à travers l’Europe le nouveau régime foncier, sauf en Grande-Bretagne où subsiste toujours l’ancien régime, pourrait-on dire, avec la superposition de deux propriétés sur le sol, le (free hold} et le lease hold.

L’histoire continue

La Révolution ne fut pas la fin de l’histoire de la propriété foncière mais le commencement d’une autre période marquée par la réapparition progressive de nouvelles superpositions de droits sur le sol à commencer par les droits de la collectivité.

Si le triomphe de la figure du Propriétaire individuel, plus ou moins assimilé au Citoyen, marque effectivement la première moitié du XIXème siècle, le droit de propriété lui-même demeure plus incantatoire qu’absolu.

Il est pour le moins paradoxal d’observer, qu’aujourd’hui encore, les chantres de la Propriété absolue appellent à la rescousse l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme, sous une forme erronée il est vrai 5, alors que cet article institue le droit de l’expropriation. C’est sur un autre article, l’article 2 6 que les rédacteurs avaient fondé le droit de propriété. Mais cet article n’est pas très convenable : le droit de propriété y est placé en bien mauvaise compagnie puisqu’il y côtoie le droit de résister à l’oppression.

Quant au fameux article 544 du code civil, sensé définir le droit de propriété, il est purement décoratif puisqu’il subordonne son exercice au respect des lois et règlements : la propriété est « le droit le plus absolu » … de respecter les règlements. Et de fait, les lois et les règlements vont enserrer la propriété foncière dans un corset de servitudes de plus en plus étroit au fil des décennies, puis au fil des années. On peut dire que depuis le début de la cinquième République, il ne s’est pas passé une année qui n’ai vu instituer une nouvelle restriction, fût-elle mineure à l’exercice des droits de propriété sur le sol.

Ces servitudes ne sont pourtant que le tribu payé par la propriété aux progrès techniques ainsi qu’à la socialisation de l’espace qui par ailleurs la valorisent (l’espace parisien subit beaucoup plus de servitudes qu’un champ de betteraves, mais il vaut aussi beaucoup plus cher). Elles ne sont pas cessibles à des tiers.

Tout autre est l’apparition de véritables superpositions de droits sur le même sol, qui appartiennent à des titulaires différents qui peuvent les exercer et les céder chacun pour son compte.

Nouvelles superpositions de droits

Bien que n’ayant pas la qualité juridique de « droits de propriétés », ces nouveaux droits qui se développent progressivement depuis surtout une cinquantaine d’années, en ont toutes les caractéristiques économiques.

Un exemple très significatif est fourni par le droit du fermage. Depuis le statut du fermage de 1945 renforcé par différents dispositifs postérieurs, le fermier est de facto propriétaire de son bail même si le code rural stipule précisément le contraire. En effet, à partir du moment où est organisé le blocage de l’évolution du loyer et l’impossibilité de mettre fin à la location, le locataire bénéficie d’un avantage économique qui se mesure objectivement à la différence de valeur vénale entre une terre libre et une terre louée. Et différentes techniques que tous les notaires connaissent existent alors pour vendre indirectement à son successeur ce que l’on ne peut pas lui vendre directement. Ces « pas de porte » ont beau être illégaux, on en possède la statistique et des subventions sont même prévues pour aider à en régler le montant. On retourne donc à une situation voisine de celle de l’ancien régime, l’ancienne « propriété utile » devenue « propriété » tout court à la révolution, devenant à son tour « propriété directe » vis à vis d’un fermier disposant d’une nouvelle « propriété utile ».

En des lieux tout différents, dans le milieu urbain dense cette fois-ci, se recherchent aussi des formules permettant d’éclater la propriété de l’espace entre les divers partenaires d’une opération afin de lier leurs intérêts beaucoup mieux que ne le ferait un simple contrat qui ne saurait prévoir tous les aléas d’une stratégie de valorisation qui va se développer sur une longue période. Bail à construction, propriété commerciale, dations en paiement, divisions de propriété en volume, ventes de droits à bâtir, etc. les formules sont nombreuse et peuvent s’articuler presque à l’infini. « Le propriétaire » du terrain figure toujours, au cadastre, mais il n’est plus qu’un ayant droit parmi d’autre. La valeur de son droit n’est plus « la » valeur du terrain, mais une valeur de créance résultant d’une négociation qui aura trouvé sa conclusion dans un montage juridique.

Droits à produire et bâtir

Alors que tous les droits d’usage d’un terrain appartiennent théoriquement au propriétaire du terrain (tant qu’il ne le loue pas), différents dispositifs juridiques et pratiques administratives se sont développés pour transférer certains de ces droits à d’autres bénéficiaires. Quelques pirouettes sémantiques ont alors du être utilisées pour préserver les apparences. Citons quelques exemples:

  • la propriété de l’espace du sous sol appartient au propriétaire du sol, … mais pas les ressources minières qui s’y trouvent

  • le droit de chasse appartient au propriétaire, … mais pas nécessairement le droit d’exercer ce droit

  • le droit de construire est attaché à la propriété … mais le droit de l’urbanisme, conçu comme un complexe de servitudes, le soumet à autorisation

  • dans le même domaine, le plafonds légal de densité institué en 1975 va plus loin en posant que l’exercice du droit de construire (au delà d’une certaine densité) « relève » de la collectivité et que le propriétaire doit en quelque sorte racheter ce droit pour qu’il « relève » de lui-même.

  • la négociation de droits à bâtir disjoint de la propriété du sol, introduite par la loi dans le cas particulier des transferts de COS de secteurs à préserver, est surtout devenu une pratique banale dans les montages d’opérations denses sans qu’une loi spécifique soit nécessaire.

  • sur le modèle des « droits à bâtir », mais dans le domaine agricole cette fois, se sont développé plus récemment des pratiques de négociation de « droit à produire » entre exploitants et organismes agricoles, qui échappent totalement au propriétaire de la terre et qui ont pourtant de sérieuses répercutions sur la valeur potentielle du foncier puisque dans certaines régions la valeur d’un quota laitier, par exemple, peut être supérieur à la valeur de la terre sans quota.

Tous ces exemples, et il y en a d’autres, montrent que l’écart se creuse entre l’idée commune du droit de propriété et la réalité des pratiques économiques et des contraintes sociales qui conduisent à son progressif éclatement.

Va-t-on alors vers la fin du doit de propriété privé du sol. Loin de là, car dans le même temps, il s’étend, se renforce et se durcit.

Un droit en extension

Si, appliqué à l’espace, le droit de propriété est la propriété d’un droit, sa valeur va dépendre de l’extension de ce droit. Or son périmètre ne cesse de s’étendre. Plusieurs facteurs y contribuent.

On observe tout d’abord un changement des représentations dû à la prépondérance croissante de l’urbain sur le rural. Alors qu’autrefois, la propriété d’une terre était essentiellement le droit d’en retirer un produit, cela devient aujourd’hui le droit d’être chez soi. Le propriétaire perçoit de plus en plus souvent le terrain comme une extension de son domicile, même s’il s’agit d’une propriété de dizaines d’hectares. Ce changement de perspective allié à la baisse constante des coûts des clôtures a profondément transformé le paysage et ne demande qu’à le modifier encore davantage.

Un autre aspect du même phénomène est le développement d’une véritable demande d’espace qui conduit à approprier tout ce qui peut l’être. Une lande bretonne dont personne n’aurait voulu autrefois vaut plus cher aujourd’hui qu’une terre à blé.

Mais ce sont les attributs reconnus au propriétaire qui, eux même, ne cessent de s’étendre. L’actuelle progression d’un droit du propriétaire sur l’image de sa propriété en est un exemple significatif. N’a-t-on pas vu le propriétaire d’une montagne poursuivre un annonceur qui l’avait photographié ?

Un autre front se dessine avec l’adoption en Europe, sous la pression des intérêts américains, de la notion de «droit à polluer», le propriétaire d’installations polluantes se verrait alors reconnaître la propriété d’un véritable «droit acquis» à polluer, librement négociable. Qui a dit que la propriété était un droit menacé ?

Joseph Comby, économiste, membre fondateur de l’ADEF (Association pour le Développement des Etudes Foncières), était le directeur de la Revue Études Foncières lorsque cet article a été publié.

Joseph Comby est membre d’AGTER depuis juin 2007. Nous le remercions de nous avoir autorisé à reprendre ce document sur le site d’AGTER.

Vous pouvez consulter l’essentiel des écrits de Joseph Comby sur son site web [www.comby-foncier.com/]

1 Dans les premiers temps de l’aviation, des propriétaires facétieux avaient installé des ballons captifs au dessus de leurs terrains pour ne pas être survolés. Il a donc fallu une loi pour obliger les propriétaires à laisser les avions traverser leur volume d’air privatif. Un droit de passage comme un autre, au profit d’autres particuliers..

2 Encore aujourd’hui, les droits du propriétaire sur son terrain varient d’un pays européen à l’autre.

3 Cf Joseph Comby, « L’impossible propriété absolue » in « Un droit inviolable et sacré » Adef, 1990, 358 pages

4 Le droit de retrait du seigneur foncier sur le paysan qui vendait sa terre était cependant moins fort que le droit de préemption du maire actuel puisqu’il ne disposait pas de la possibilité de contester le prix.

5 La célèbre formule « la propriété est un droit inviolable et sacré » est un extrait déformé de l’article 17 : « Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique l’exige et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». On notera le pluriel qui s’explique par le fait qu’en août 1789 la propriété directe existait toujours à côté de la propriété utile, et cela jusqu’en 1793, ainsi que le glissement sémantique ensuite opéré par les rédacteurs du code civil de « la nécessité publique » à « l’utilité publique ».

6 article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression »

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