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Fondo Documental Dinámico
sobre la gobernanza de los recursos naturales en el mundo

Henry George (économiste américain du milieu du XIXe siècle): La pauvreté découle de l’instauration de la propriété privée de la terre. Un impôt foncier est donc indispensable.

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Henry_George

Henry George est né le 2 septembre 1839 à Philadelphie. Il arrête ses études assez jeune et s’embarque comme garçon de cabine sur un bateau avec lequel il fait le tour du monde pendant trois ans. Puis, en 1858, il s’installe en Californie, dans ce qui deviendra la ville de San Francisco, où après avoir tenté sa chance en tant que chercheur d’or, il exerce de nombreux métiers mal payés avant de se faire sa place dans l’édition et la politique. Autodidacte, curieux, il se forma à l’économie politique seul, sur son temps de loisir et voulut ajouter sa pierre à l’édifice en écrivant plusieurs essais dont un qui fut très remarqué à l’époque.

Le contexte

Nous sommes à la fin du XIXe siècle aux États-Unis. La ruée vers l’or, commencée en 1848, s’est achevée mais les populations sont restées sur place, et avec l’entrée de la Californie en tant que trente-et-unième état des États-Unis en 1851, la Côte Pacifique est officiellement rattachée au reste du pays et une ligne de chemin de fer rejoignant le Pacifique est prévue. La guerre de Sécession perturbe le pays pour 4 ans (de 1861 à 1865). En 1869 ouvre la première ligne de chemin de fer transcontinentale, reliant le Nebraska et l’Iowa à la Californie. L’industrialisation du pays a lieu à grande vitesse. Le Nord et l’Est du pays sont en avance dans ce domaine par rapport à l’Ouest et au Sud qui restent globalement axés sur le secteur primaire. La législation de l’époque, alors entre les mains des « barons » de l’industrie du Nord-Est du pays, est plutôt défavorable à l’agriculture. Celle-ci doit composer avec des coûts importants au niveau des transports et des produits manufacturés. Dans le même temps, les prix des produits agricoles sont très bas à cause d’une surproduction chronique. Le système de fermage laissant les fermiers toujours plus endettés face à des propriétaires - rentiers qui prélèvent une part énorme de la récolte chaque année (50%). les producteurs tentent de s’en sortir en produisant toujours plus. Enfin, l’arrivée massive de population avec la ruée vers l’or a conduit à une urbanisation rapide en Californie.

La thèse centrale de «Progress and Poverty». La pauvreté est une conséquence de l’instauration de la propriété privée de la terre

Le livre de Henry George, Progress and Poverty, paru en 1879, s’attaque aux problèmes posés par l’industrialisation à la société. Son opinion est que la pauvreté découle de l’instauration de la propriété privée de la terre, contre laquelle il faudrait donc lutter.

Tout d’abord, il affirme que le chômage est du à l’impossibilité d’accéder à la terre pour quiconque le souhaiterait. Il explique que c’est de la terre que proviennent toutes les matières premières qui permettront de produire n’importe quel bien. À partir de là, quiconque n’a pas accès à la terre et à ses ressources, n’est pas libre de produire ce qu’il désire. Le chômeur, l’inactif désire véritablement travailler pour être capable de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa famille, mais il en est empêché par la propriété privée de la terre.

«Prenons un individu parmi ces masses d’hommes inoccupés; bien qu’il n’ait pas lu Malthus, il lui semble aujourd’hui qu’il y a trop d’hommes dans le monde. Dans ses propres besoins, dans la misère de sa femme anxieuse, dans les pleurs de ses enfants grelottant, souvent affamés et à peine soignés, il y a bien une demande de travail suffisante, les Cieux le savent! L’offre est dans ses propres mains. Mettez-le dans une île déserte, et, bien que privé des avantages productifs énormes que donnent aux forces productives de l’homme la coopération et les machines d’une communauté civilisée, il saura avec ses deux mains remplir les bouches et couvrir les dos qui dépendent de lui.

Et c’est ce qu’il ne peut pas faire là où la puissance productive est à son plus haut point de développement. Pourquoi? N’est-ce pas parce que dans un cas il a le libre accès des forces et des substances naturelles, tandis que dans l’autre on lui refuse cet accès? N’est-ce pas ce fait seul -le refus de l’accès à la nature- qui peut expliquer l’état de choses qui force les hommes à être oisifs alors que bien volontiers ils travailleraient pour satisfaire leurs besoins? La cause prochaine de l’oisiveté forcée d’une masse d’hommes peut être la cessation de la demande de la part d’autres hommes pour les choses particulières qu’ils produisent; mais remontez d’une cause à une autre, d’une occupation à une autre et vous trouverez que l’oisiveté forcée dans un genre de commerce est causée par l’oisiveté forcée dans un autre genre, et que la paralysie qui produit l’engourdissement de toutes les industries ne peut être attribuée à une trop grande offre de travail ou à une trop faible demande de travail mais doit naître de ce fait que l’offre ne peut satisfaire la demande en produisant les choses qui satisfont le besoin et sont les objets du travail.

Ce qui est nécessaire pour rendre le travail capable de produire ces choses c’est la terre. Quand nous disons que le travail crée la richesse, nous parlons métaphoriquement. L’homme ne crée rien. La race humaine tout entière, dût-elle travailler éternellement, ne pourrait créer le plus petit des atomes flottant dans un rayon de soleil, ne pourrait en rien alléger notre sphère. En produisant de la richesse, le travail, avec l’aide des forces naturelles, ne fait que donner à la matière pré- existante la forme désirée; il ne peut donc produire de richesse que si l’accès de cette matière et de ces forces, c’est-à-dire de la terre, est libre. La terre est la source de toute richesse. C’est la mine d’où sont tirés les matériaux que façonne le travail. C’est la substance à laquelle le travail donne la forme. Et par conséquent, quand le travail ne peut satisfaire ses désirs, ne pouvons-nous pas en conclure avec certitude que c’est parce que l’accès de la terre est fermé au travail?» 1

La propriété privée de la terre empêche donc toute l’offre de travail d’être satisfaite. Avec cette situation, la pauvreté voire la misère touche toutes les personnes dont l’offre de travail ne trouve pas de demande en retour, dans la mesure où c’est l’argent reçu en échange de leur travail qui va leur permettre de satisfaire leurs besoins. George explique même que cela vient de plus loin, car l’offre de marchandises elle-même pâtit de la propriété privée de la terre qui l’empêche d’accéder à la matière première grâce à laquelle elle pourra produire. En définitive, chacun ne peut subvenir à ses besoins parce que toute création de richesse provient de la terre. Lorsqu’on ne peut y accéder, on ne peut, par son travail, transformer ce qui vient de la terre en une marchandise qui procure de la richesse.

De là découle pour H. George l’idée que la propriété privée de la terre est responsable de l’apparition et du développement de la pauvreté dans le monde entier. Il utilise l’exemple de l’histoire des États-Unis afin d’étayer sa thèse. Ceux qui obtiennent tout de même un accès à la terre doivent le payer relativement cher au propriétaire qui prélève une partie de leur produit et les entretient dans une relation de dépendance par une dette sans cesse accrue. Plus cette valeur est élevée, plus le nombre de personnes qui ne pourront pas se l’offrir sera élevé. C’est ainsi que la pauvreté se développe.

«Examinez le monde entier aujourd’hui. Dans les pays les plus différents, dans les conditions les plus diverses sous le rapport gouvernemental, industriel, sous celui des tarifs et des prix courants, vous trouverez la misère dans les classes ouvrières; partout où vous trouverez ainsi la misère et la privation au milieu de la richesse, vous verrez que la terre est monopolisée, qu’au lieu d’être considérée comme la propriété commune de tout le peuple, elle est considérée comme la propriété privée d’individus; que, pour que le travail puisse s’en servir, on extorque des gains du travail, des revenus considérables. Considérez le monde entier aujourd’hui, comparant entre eux des pays différents, et vous verrez que ce n’est ni l’abondance du capital, ni la productivité du travail qui font que les salaires sont bas ou hauts; mais bien l’étendue que les accapareurs de terre peuvent, sous forme de rente, lever en tribut sur les gains du travail. N’est-ce pas un fait notoire, connu même des ignorants, que les nouveaux pays, où la richesse totale est petite, mais où la terre est bon marché, sont toujours de meilleurs pays pour les classes laborieuses, que les pays riches où la terre est chère? N’est-ce pas là où la terre a relativement peu de valeur que vous trouvez des salaires relativement élevés? Et n’est-ce pas là où la terre a relativement un grand prix que les salaires sont bas? À mesure que la terre augmente de valeur, la pauvreté s’accroît et le paupérisme paraît. Dans les nouvelles colonisations, où la terre est bon marché, vous ne trouverez pas de mendiants, l’inégalité des conditions est très légère. Dans les grandes villes où la terre a tant de valeur qu’on la mesure par pieds, vous trouverez les extrêmes de la pauvreté et du luxe. Cette inégalité de condition peut toujours se mesurer par le prix de la terre.» 2

Le raisonnement économique sous-jacent est le suivant. La propriété privée de la terre et des réserves naturelles empêche les non propriétaires de lancer librement toute production en alliant leur force de travail à ces ressources. Dans ces circonstances, ils viennent grossir les rangs de « l’armée de réserve » du capitalisme pour reprendre les termes de Marx. On assiste alors à une augmentation de l’offre de travail (de la part des chômeurs) alors que dans le même temps, la demande de travail (des capitalistes) n’augmente pas. Logiquement, le prix du travail va baisser dans la mesure où il est moins rare, ce qui signifie en l’occurrence une baisse des salaires. D’autre part, et ceci marche dans les deux sens, ne trouvant pas d’emploi dans le secteur industriel, il est probable que de nombreux individus se replient vers le secteur agricole qui leur permettra au moins de se nourrir, et donc cherchent de la terre à cultiver.

La rente foncière, origine et conséquences

La terre n’étant pas libre d’accès, il leur faut payer aux propriétaires une rente pour sa culture. Plus les terres seront rares par rapport aux demandeurs, plus la rente sera élevée, et plus la rente est élevée, plus la pauvreté est importante. On se trouve dans un cercle vicieux qui enchaîne les non propriétaires.

La rente s’élève aussi du fait de l’urbanisation qui crée une pression très forte sur un espace restreint. Avec la propriété privée, certains peuvent être tentés d’acheter la terre comme une réserve de valeur, qui augmentera avec le temps grâce à l’augmentation de la population et au progrès (voie ferrée par exemple) comme H. George put le constater à son époque.

« Comment se fait-il que ce travail inoccupé ne puisse s’appliquer à la terre? Ce n’est pas parce que toutes les terres sont cultivées. Bien que tous les symptômes que l’on dit être dans les vieux pays les signes d’un excès de population, commencent à se montrer à San Francisco, il est absurde de parler d’excès de population dans un état qui, avec des ressources naturelles bien plus grandes que celles de la France, n’a pas encore un million d’habitants. A quelques milles de San Francisco il y a des terres non cultivées en assez grande quantité pour donner du travail à quiconque en demande. Je ne veux pas dire que chaque homme inoccupé pourrait devenir fermier ou construire lui-même une maison s’il avait la terre; mais qu’assez d’hommes pourraient et voudraient le faire pour donner du travail au reste. Qu’est-ce qui empêche donc le travail de s’employer lui-même en cultivant la terre? Simplement parce que la terre a été monopolisée, qu’on la garde à des prix créés par la spéculation, basés non sur sa valeur présente, mais sur la valeur accrue que lui donnera dans l’avenir l’accroissement futur de la population.» 3

Avec la propriété privée de la terre de quelques uns contre la majorité, c’est un monopole sur la terre qui s’est formé et qui permet aux propriétaires d’exiger une rente. L’exclusivité de la possession de la terre par certains leur confèrent un pouvoir de négociation qui dépasse de loin celui de ceux qui ne possèdent pas et leur permet d’exiger une rente, qui peut augmenter à mesure que leur possession devient plus demandée. Il va contre l’explication la plus courante des économistes qui expliquent la hausse de la rente par la pression de la population.

«Ce n’est pas dans les relations du capital et du travail, ce n’est pas dans l’excès de population sur les moyens de subsistance, qu’il faut chercher une explication du développement inégal de notre civilisation. La grande cause de l’inégalité dans la distribution de la richesse, c’est l’inégalité dans la possession de la terre. La propriété de la terre est le grand fait fondamental qui détermine en dernier ressort la condition sociale, politique et par conséquent intellectuelle et morale d’un peuple. Et il doit en être ainsi. Car la terre est l’habitation de l’homme, le magasin dans lequel il doit puiser pour satisfaire tous ses besoins, la matière première qui doit transformer le travail pour satisfaire à tous ses désirs; car les produits mêmes de la mer ne peuvent être pris, on ne peut jouir de la lumière du soleil, on ne peut utiliser aucune des forces de la nature, si l’on a pas l’usage de la terre et de ses produits.» 4

Le travail devrait être le fondement de la propriété

La cause de l’inégalité dans la distribution de la richesse, puis du pouvoir, vient toujours à l’origine de l’inégalité de la possession de la terre selon Henry George.

«Le plus fort et le plus adroit acquiert facilement une part supérieure dans cette espèce de propriété, qu’on peut avoir non en produisant mais par appropriation, et en devenant seigneur de la terre, on devient nécessairement seigneur de ses semblables. La possession de la terre est la base de l’aristocratie. Ce n’était pas la noblesse qui donnait la terre, c’était la terre qui donnait la noblesse. Tous les immenses privilèges de la noblesse de l’Europe du Moyen-âge venaient de sa position comme maîtresse du sol.» 5

Lorsque H. George s’interroge sur ce qui devrait constituer le fondement de la propriété, il reprend l’idée assez répandue aux XVIIIe et XIXe siècles que c’est le travail de l’homme. Cela paraît naturel dans la mesure où l’homme se possède lui-même, son corps, son esprit, et donc par extension, lui appartient tout ce qu’il a pu créer ou transformer grâce au travail de son corps et de son esprit. Or la nature, entendue comme la terre et les ressources naturelles, n’est en aucun cas due au travail d’un ou plusieurs hommes. L’homme peut l’exploiter par la culture, ou par l’extraction de certaines ressources du sous-sol. En ce cas, les produits de cette exploitation lui reviennent de droit. Par contre, une terre sur laquelle un homme n’exerce pas sa force productive, c’est-à-dire qu’il laisse à l’abandon, ne peut appartenir à personne et donc personne n’est en droit de prélever une part du produit du travail de quelqu’un d’autre sur la terre sous prétexte qu’il en est le propriétaire.

«Ce que fait ou produit un homme est sa propriété. […] Il ne peut y avoir de titre légitime à la propriété d’une chose, si ce titre ne dérive pas de celui du producteur et ne repose pas sur le droit naturel que l’homme a sur lui-même. Il ne peut y avoir d’autre titre légitime, 1°, parce qu’il n’y a pas d’autre droit naturel d’où puisse venir tout autre titre, et 2°, parce que la reconnaissance de tout autre titre n’est pas d’accord avec celui-ci et le détruit même. […] La nature ne reconnaît à l’homme le droit de posséder et de contrôler que comme résultat de son activité. […] Pour elle, tous les hommes sont sur le même pied, ils ont des droits égaux. Elle ne reconnaît d’autre prétention que celle du travail, et la reconnaît sans s’occuper du prétendant. […] Les lois de la nature sont celles du Créateur. On n’y trouve écrite la reconnaissance d’aucun droit excepté celui du travail; et le droit égal de tous les hommes à se servir et à jouir de la nature, à s’adresser à elle par leurs efforts et à posséder sa récompense y est franchement et clairement écrit. Donc, comme la nature donne seulement au travail, l’exercice du travail dans la production est le seul titre à la possession exclusive. Ce droit à la propriété qui naît du travail exclut la possibilité de tout autre droit à la propriété. Si un homme a légitimement droit au produit de son travail, personne ne peut avoir un titre quelconque à la possession de choses qui ne sont pas le produit de son travail, ou le produit du travail de quelqu’un d’autre ayant transmis son bien. Si la production donne au producteur le droit de jouir de possession et de jouissance exclusive, il ne peut y avoir légitimement possession ou jouissance exclusive d’une chose n’étant pas la production du travail, et la reconnaissance de la propriété privée de la terre est une injustice. […] Quand les non-producteurs peuvent réclamer comme rente une partie de la richesse créée par les producteurs, le droit des producteurs aux fruits de leur travail se trouve nié par là même.» 6

Henry George est aussi critique vis-à-vis du droit de propriété tel qu’il est constitué, c’est-à-dire basé sur le type de bien désigné (bien mobilier, immobilier, etc.). Il lui préfèrerait un droit basé sur l’origine du bien, à savoir s’il est le fruit du travail de l’homme ou non. Selon lui, à partir de là, il faut respecter et protéger la propriété de tout ce qui a pour source le travail d’un homme, mais pas ce qui ne l’est pas. La propriété privée de la terre doit donc être abolie car la terre n’est le fruit du travail de personne. Mais si une maison est construite sur cette terre, elle appartient à celui qui l’a construite. Par contre, la terre doit pouvoir être accessible à quiconque en exprime le besoin. De cette manière, la pauvreté et les inégalités seront abolies.

Pour combattre la pauvreté, il convient de substituer la propriété commune de la terre à la propriété individuelle

«Nous avons attribué la distribution inégale de richesse qui est la malédiction et la menace de la civilisation moderne, à l’institution de la propriété privée de la terre. Nous avons vu qu’aussi longtemps que subsistera cette institution, les masses ne pourront bénéficier durablement, d’aucun accroissement dans la puissance productive; qu’au contraire tout accroissement tend à augmenter le malheur de leur condition. Sauf l’abolition de la propriété privée de la terre, nous avons examiné tous les remèdes que l’on invoque ordinairement ou qu’on propose pour diminuer la pauvreté, amener une meilleure distribution de la richesse, et nous les avons tous trouvés insuffisants ou impraticables. Il n’y a qu’un moyen d’éloigner le mal, c’est d’éloigner sa cause. La pauvreté devient plus intense à mesure que la richesse augmente, les salaires baissent alors que la puissance productive s’accroît, parce que la terre, qui est la source de toute richesse, et le champ de tout travail, est monopolisée. Pour extirper la pauvreté, pour faire que les salaires soient ce que la justice veut qu’ils soient, c’est-à-dire le gain complet du travailleur, nous devons donc substituer à la propriété individuelle de la terre, la propriété commune. Aucun autre moyen n’atteindra la cause du mal; aucun autre ne laisse le moindre espoir. Voilà donc le remède à la distribution injuste et inégale de la richesse apparente dans notre civilisation moderne, et à tous les maux qui en découlent : il faut que la terre devienne propriété commune.» 7

Pour justifier encore une fois sa position, George a recours à l’histoire, ce qui lui permet de rejeter un argument fréquemment avancé par les défenseurs de la propriété privée. Ceux-ci ont l’habitude de recourir à une soi-disant évolution naturelle vers la propriété privée, allant de pair avec le progrès et démontrant sa supériorité en terme d’efficacité économique. D’une part, il montre que penser qu’on ne peut se passer de la propriété privée vient du fait que l’on a l’habitude de vivre avec et que l’on ne voit pas ce que l’on pourrait lui substituer. Il en a été ainsi pour la royauté, la religion d’État et bien d’autres choses. D’autre part, le fait qu’une chose ait paru toujours exister ne garantit pas qu’elle soit la plus efficace. En l’occurrence, la propriété privée n’a pas toujours existé, au contraire. C’est une conception récente alors que pendant de longs siècles, ce sont des variantes de propriété collective qui ont dominé l’agriculture européenne comme il en existe encore dans certains pays hors Europe. En fin de compte, d’un point de vue historique la propriété privée n’a jamais été dominante. Elle aurait même été à l’origine de la chute de l’Empire Romain pour certains dont George reprend les idées à son compte. Enfin, le glissement vers la propriété privée aurait eu lieu sous l’égide de particuliers assez puissants pour imposer à la majorité des mesures servant leurs propres intérêts sous couvert d’une plus grande liberté pour tout le monde.8

Une fois ces précisions apportées, George s’attaque à un autre argument phare en faveur de la propriété privée : l’idée qu’elle est le plus sûr moyen d’inciter à produire plus et mieux. La propriété collective ne garantissant pas à chacun de récolter les fruits de son travail, la propriété privée peut seule le faire et ainsi donner l’envie au propriétaire de maximiser sa production. Mais en fait, cet argument repose sur une confusion entre la propriété de la terre et la propriété de son travail. Il est possible de protéger la dernière sans passer par la première.

«Ce qui est nécessaire à l’usage de la terre ce n’est pas sa possession privée, c’est la sécurité pour les améliorations. Il n’est pas nécessaire de dire à un homme, « cette terre est à vous » pour l’engager à la cultiver ou à l’améliorer. Il est seulement nécessaire de lui dire, « tout ce que votre travail ou votre capital produira sur cette terre est à vous. » Donnez à votre homme l’assurance qu’il moissonnera et il sèmera; assurez-lui la possession de la maison dont il a besoin, et il la construira. La moisson et la maison sont les récompenses naturelles du travail. C’est en vue de la moisson que l’homme sème; c’est pour posséder une maison que l’homme construit. La propriété de la terre n’a rien à voir avec cela.[…] Si nous donnons à ceux qui améliorent la terre une garantie suffisante, nous pouvons en toute sécurité abolir la propriété privée de la terre.» 9

L’impôt foncier comme proposition centrale de politique économique et foncière.

Henry George, comme d’autres en son temps. propose donc de mettre fin à la propriété privée de la terre. C’est sur l’application de cette proposition qu’il se distingue des autres. Il critique l’idée de Stuart Mill du rachat des terres par l’État car il estime que cela confortera les propriétaires dans leur privilèges puisqu’ils tireront de l’argent de cette possession. De plus, il paraît assez difficile politiquement de lancer une telle réforme. Enfin, l’État devrait creuser fortement son déficit pour financer une telle opération. George propose donc une réforme plus simple mais non moins efficace selon lui. Il veut faire de l’État le « landlord » symbolique universel, mais sans pour cela lui octroyer de fonction supplémentaire. On ne doit pas changer la propriété. Par contre, l’État prélèvera la rente que reçoit chaque propriétaire par le biais d’une taxe. La terre deviendra commune dans le sens où le prix payé pour son usage reviendra à la communauté par le biais de l’État.

«De cette manière, l’ État pourra devenir le landlord universel, sans s’appeler lui-même ainsi, et sans assumer aucune fonction nouvelle. Dans la forme, la propriété de la terre restera ce qu’elle est maintenant. Aucun propriétaire ne sera dépossédé; on n’aura besoin de formuler aucune restriction à la quantité de terre que pourra posséder chacun. Car la rente étant prise par des taxes par l’état, la terre, sous quelque nom qu’elle soit possédée, et n’importe sa division, sera réellement propriété commune, et chaque membre de la communauté aura sa part aux avantages de la communauté.» 10

Ce que vise George avec cette taxe, ce sont les monopoles. La rente en provient, donc taxer la rente revient à taxer les monopoles. Or ceux-ci sont des prélèvements sur la production (faire payer un prix élevé pour avoir le droit de produire), qui lui sont nuisibles. La production, pour pouvoir se développer sans obstacle, sans retenue, ne doit pas être taxée. En créant cet impôt sur la rente, on détruit les obstacles à la production, et celui-ci doit remplacer tous les autres impôts existants. En ce qui concerne la terre, c’est un moyen de s’assurer que le propriétaire prendra soin de créer de la richesse avec sa terre, voire de favoriser la plus grande création de richesse possible. Il est en effet assuré d’être taxé sur sa propriété. S’il laisse sa terre improductive, il paiera la taxe, sans en avoir rien retiré. C’est donc une incitation à utiliser la terre, ce qui profitera à la communauté.

«La valeur de la terre, ainsi que nous l’avons vu, est le prix du monopole. Ce n’est pas la productivité absolue mais la productivité relative de la terre qui détermine sa valeur. Quelles que soient ses qualités intrinsèques, une terre qui n’est pas meilleure qu’une autre terre qu’on peut acquérir pour s’en servir, peut n’avoir pas de valeur. Et la valeur de la terre donne toujours la mesure de la différence entre elle et la meilleure terre qu’on puisse acquérir. Donc, la valeur de la terre exprime sous une forme exacte et tangible le droit de la communauté sur la terre propriété d’un individu; et la rente exprime la somme exacte que l’individu devrait payer à la communauté pour satisfaire les droits égaux de tous les autres membres de la communauté. Donc si nous concédons à la priorité de possession l’usage assuré de la terre, en confisquant la rente au profit de la communauté, nous concilions la fixité de tenure qui est nécessaire à l’amélioration, avec la reconnaissance pleine et complète des droits égaux de tous à l’usage de la terre.» 11

Chaque propriétaire devra donc payer une taxe à la communauté pour avoir le droit de réquisitionner une partie de la terre. Il sera laissé libre d’en choisir l’usage mais n’aura pas le droit d’augmenter la prix de son utilisation s’il la cède en location à quelqu’un d’autre au-dessus de la taxe qu’il paye à l’État. De cette manière, chaque utilisateur de la terre paiera, directement ou non un droit à la communauté pour l’usage de la terre collective.

En définitive, par cette politique, George pense possible de détruire les inégalités qui touchent les sociétés modernes, tout en stimulant dans le même temps l’économie et la marche vers le progrès. Si des incertitudes persistent quant à la concrétisation de ces idées, cette réflexion a le mérite d’interroger la légitimité d’une institution comme la propriété privée et permet de remettre à leur place certains préjugés qui sont ancrés dans les esprits par des années de pratique.

La façon dont on décidera du montant de la rente, et donc du montant d’impôt que devra payer chaque « propriétaire » pose problème. De la même manière, si l’impôt foncier paraît effectivement être en mesure de stimuler l’utilisation de la terre avec profit, cela ne garantit en rien que le profit du « propriétaire » sera en adéquation avec l’intérêt de la communauté. Rien n’oriente en effet les activités qui seront tirées de la terre. Ainsi, l’activité, bien que profitable, peut être polluante, et ce, au détriment de la communauté dans son ensemble.

De plus, la démonstration de George n’est pas si probante en ce qui concerne l’accès à la terre pour n’importe qui, dans la mesure où cet accès sera toujours payant et par là-même toujours discriminant envers les plus pauvres. Le lien entre la terre, l’activité productive, qui conduit à l’offre de marchandise et à la demande de travail et le niveau des salaires n’est ni évident, ni automatique. Le seul fait de baisser le prix de l’accès à la terre (car on voit mal comment il deviendrait tout à fait gratuit alors que c’est ce que George semble penser sans jamais l’évoquer ni le justifier) ne garantit pas que tout un chacun décide de lancer de nouvelles activités productives. La demande de marchandises a elle aussi un rôle dans cette décision, comme Keynes l’a montré un siècle plus tard.

Les propositions d’Henry George sont intéressantes aujourd’hui car elles remettent en cause des idées reçues et invitent à sortir de notre système de pensée dominant. Elles manquent de détails et sont parfois trop simplistes face à la complexité de la société actuelle, mais elles apportent incontestablement une impertinence de pensée qui fait cruellement défaut aujourd’hui.

Cette fiche a été rédigée par Gwenaelle Mertz dans le cadre de son stage auprès d’AGTER pendant l’été 2009.

1 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre V, Chap. I, p 257, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

2 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre V, Chap. II, p 274, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

3 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre V, Chap. I, p 260 éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

4 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre V, Chap. II, p 281, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

5 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre VII, Chap II, p 333, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

8 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre VII, Chap I, p 316-319, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

7 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre VI, Chap II, p 313, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

8 Pour plus de détails, se référer au chapitre IV du Livre VII, p 349 et suivantes de : Henry George, Progrès et pauvreté, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

9 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre VIII, Chap I, p 378, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

10 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre VIII, Chap II, p 385, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

11 Henry George, Progrès et pauvreté, Livre VII, Chap I, p 326, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier.

Bibliografía

Henry George, Progrès et pauvreté, éd. Guillaumin, Paris, 1887, trad. P.-L. Le Monnier

Charles Gide et Charles Rist, Histoire des Doctrines Économiques depuis les Physiocrates jusqu’à nos jours, Sirey, Paris, 1922

Ressources internet :

www.alternatives-economiques.fr/page.php?lg=fr&id_publication=160&id_article=17163

www.progress.org/books/george.htm

www.henrygeorge.org