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Versión Española: La estructura social agraria en Andalucía : un proceso histórico de concentración de tierras y de proletarización de los campesinos

ESPAGNE. La structure sociale agraire en Andalousie : un processus historique de concentration de la terre et de prolétarisation des paysans

Escrito por: Coline Sauzion

Fecha de redaccion: Mai 2015

Organizaciones: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Tipo de documento: Estudio / Trabajo de investigación

Resumen

Durant de nombreuses années, le latifundisme andalou fut analysé par la plupart des historiens comme un mode d’organisation sociale féodal. À partir des années 1980, divers auteurs vont s’attacher à montrer que le latifundisme n’induit pas la permanence de relations de type féodal mais qu’il marque au contraire l’implantation précoce du capitalisme en milieu agricole andalou, à travers, très tôt, la salarisation des travailleurs et l’orientation marchande de la production.

Isidoro Moreno avance ainsi qu’il n’a jamais existé de situation pleinement féodale dans la campagne andalouse. Selon lui, « La formation précoce de grands latifundiums qui coexistent avec la petite propriété, et qui ne sont pas basés fondamentalement sur le travail de familles paysannes directement dépendantes des seigneurs, modèle rapidement une agriculture dirigée principalement vers le marché dans laquelle la force de travail est payée en salaire ou en espèces. Très tôt commencent à se développer des relations sociales de type capitaliste. » (MORENO, 1992 : 20).

Nous avons donc à faire en Andalousie à une appropriation de type latifundiste-capitaliste dont le pendant est la précoce disparition et prolétarisation des paysans. « Les journaliers doivent être considérés comme une classe sociale née du capitalisme et pleinement intégrée dans sa logique, avec une situation sociale et des pratiques nettement différenciées voire opposées à celles des propriétaires de la terre, que ceux-ci soient latifundistes ou moyens et petits propriétaires » (TALEGO, 1997 : 36). Ainsi, la figure du journalier est caractéristique du monde rural andalou et est au centre des relations sociales conflictuelles. « Le conflit social des campagnes andalouses (…) est un conflit qui oppose deux ensembles sociaux produits par le capitalisme : les non possesseurs de terres et tout les possesseurs de terres. » (TALEGO, 1997 : 38).

Il est donc indispensable de comprendre le latifundisme depuis une perspective non seulement historique ou économique, mais également sociologique. Comme l’avance E. Sevilla Guzman, « Il existe une persistance historique du latifundisme comme trait caractéristique de la forme d’exploitation de la terre en Andalousie. (…) la meilleure manière de caractériser le latifundium depuis une perspective empirique est à travers sa considération sociologique, c’est à dire comme structure sociale génératrice d’inégalité. » (SEVILLA GUZMAN, 1981). De même, selon Isidoro Moreno « Cette agriculture extensive en grandes propriétés (…) et le chômage saisonnier de la grande majorité des travailleurs, qui n’ont pas ou très peu de terres, est la base du latifundisme comme système non seulement économique sinon aussi social et politique » (MORENO, 1992 : 22-23). La terre est ainsi la base de la structure sociale andalouse dans la mesure où le système capitalo-latifundiste a créé une « polarisation marquée de la structure de classes entre propriétaires terriens - les señoritos, propriétaires de grandes haciendas, fermes et pâturages - et journaliers, sans terre et, une grande partie de l’année, sans travail. Une structure qui a produit deux identités et deux cultures antagoniques : un Nous et un Eux définis exclusivement à partir de leur relation spécifique à la terre. » (MORENO, 1992 : 24).

La persistance historique du latifundisme est un trait caractéristique de l’exploitation de la terre en Andalousie. L’organisation capitaliste de la production agricole est venue, très tôt, se greffer sur ce modèle foncier pour en renforcer la structure et les forts déséquilibres sociaux-économiques qu’il génère nécessairement, ce jusqu’à aujourd’hui. C’est donc sur la genèse et l’évolution de ce processus d’accumulation latifundiste-capitaliste qui se donne à voir dans les campagnes andalouses que nous allons revenir dans cette première fiche sur l’Andalousie.

1. De l’implantation du latifundisme à la « modernisation » de l’agriculture

1.1 Genèse des latifundiums et accumulation progressive des terres dans les mains de la bourgeoisie agraire

Le latifundisme, problème historique toujours non résolu, naît et se consolide à travers deux processus historiques : la Reconquête chrétienne et le processus de « désarticulation » des biens communaux qui eut lieu au XIXème siècle. Nous allons donc revenir sur cette progressive appropriation et accumulation de la terre par la noblesse qui a violemment expulsé les paysans andalous de leurs terres pour les convertir en une simple force de travail, dépossédée de ses moyens de production.

La période romaine laissa une première empreinte dans la structure agraire et foncière andalouse en ce qu’elle s’accompagna de l’instauration d’immenses domaines agricoles, travaillés par une équipe d’esclaves. Par la suite, ces grandes exploitations furent récupérées par les Maures, puis, lors de la Reconquête des chrétiens sur les royaumes musulmans, entre les VIIIème et XVème siècles, la royauté chrétienne s’en empara à son tour. La plupart des terres reprises alors fut distribuée aux nobles, au clergé, ou aux ordres militaires ; formant ainsi une source de revenus considérable pour cette aristocratie. Ferdinand III de Castille offrit en effet une grande partie des terres andalouses aux seigneurs castillans ayant aidé à la conquête de Séville. La Reconquête eut donc un fort impact sur la physionomie du monde rural andalou. Au fur et à mesure du repeuplement du territoire, les communautés rurales se recomposèrent et se transformèrent, voyant leur rôle diminuer, et l’usage collectif des biens communaux se réduire. Surtout, la concentration de la propriété et l’inégale répartition des terres s’accentuèrent, provoquant une baisse du pourcentage de paysans propriétaires dans la population agricole et une augmentation de celui des journaliers. La Reconquête peut donc être considérée comme le point de départ de la « question agraire » en Andalousie.

Ensuite, c’est au XIXème siècle que se mettra en place durablement la bourgeoisie agraire andalouse. La plupart des grands domaines que l’on peut voir en Andalousie aujourd’hui sont issus du démembrement des terres du clergé, des biens communaux, et des seigneuries, qui eut lieu au XIXème siècle. Selon M. Haubert, c’est à cette époque, entre 1820 et 1900, qu’est réalisée par les régimes libéraux une véritable « réforme agraire à l’envers ». Pour gagner le soutien politique des élites locales de propriétaires, les libéraux veulent leur permettre d’agrandir leur propriété en élargissant le marché foncier. Ils mettent donc en place une réforme visant à supprimer les biens fonciers ne pouvant être l’objet d’opérations marchandes, c’est ce qu’on appelle le « désamortissement ». Ainsi, les terres de mainmorte de l’Église sont progressivement confisquées et vendues aux enchères, les terres publiques mises en vente, et les terres seigneuriales dissolues et privatisées. Rappelons que les terres seigneuriales étaient divisées en grands domaines agricoles chacun exploité par des familles de grands fermiers. Ce sont ces familles-là qui vont constituer en grande partie la nouvelle bourgeoisie agraire puisque, après la dissolution et la reconversion des terres seigneuriales, ecclésiastiques, ou communales, ce sont eux qui vont en acquérir la majorité. Les grands fermiers devinrent ainsi de grands propriétaires fonciers et l’on observa alors la concentration de la terre entre quelques mains. A côté de ces fermiers, la petite bourgeoisie locale de marchands et industriels put, comme prévu, participer au rachat des terres et se constituer en véritable bourgeoisie agraire. Cette nouvelle bourgeoisie n’avait donc aucun lien passé avec la terre et, selon A.M. Bernal, « Ce sont eux les introducteurs de la pratique de l’absentéisme des propriétaires. » (BERNAL ANTONIO, 1974 : 20). Le troisième groupe constituant la bourgeoisie agraire est formé par les quelques vieilles familles nobles ayant pu échapper à la déroute et conserver leurs terres par quelque moyen. Notons que certains paysans purent acheter de petits lopins de terres issus des anciens biens communaux. En revanche, la privatisation des biens communaux au même moment amputa l’économie paysanne d’une importante part constitutive de ses ressources. En effet, les paysans se trouvèrent privés de l’accès à des ressources nécessaires à leur subsistance dont ils pouvaient autrefois jouir gratuitement, tels que des bois, des pâturages, des prés… tout cela étant vendu aux nouveaux propriétaires. Avec ce processus de désarticulation des économies paysannes, les petits paysans, plus ou moins pauvres, propriétaires ou locataires, se virent expulsés massivement de leurs terres et le nombre d’ouvriers agricoles sans terres augmenta fortement. Jusqu’en 1845, le mécontentement paysan secoue les villages andalous. De nombreuses propriétés sont occupées, des récoltes sont incendiées, du bétail est tué, des forêts saccagées… On voit là les premières manifestations d’une action directe envisagée par les paysans et les journaliers comme le mode d’action approprié face à la violence des dépossessions. « Dès lors, la paysannerie n’avait plus rien à espérer : toute la terre andalouse pouvait être considérée comme propriété privée ; il ne restait déjà plus un seul terrain sur lequel pouvaient se chiffrer les espoirs d’une prochaine répartition ; il ne restait que la solution de réclamer et de revendiquer celles qui avaient été perdues. » (BERNAL ANTONIO, 1974 : 335). En 1887, à la fin du XIXème siècle, les journaliers représentaient 80%, 82%, et 85% du secteur agricole dans les provinces de Cordoue, Jaén, et Séville respectivement (SEVILLA GUZMAN, 1981).

Le « désamortissement » a donc débouché sur un processus de recomposition et de substitution d’une élite de grands propriétaires par une autre, sur la base d’une même idéologie consacrant la propriété privée. La bourgeoisie agraire naissante a grandement profité de ce processus qui lui a permis de se consolider et se renforcer tout au long de la seconde moitié du XIXème siècle. En définitive, la « désamortisation » a « non seulement maintenu la vieille structure latifundiaire mais en a aussi considérablement augmenté l’importance par la conversion des biens communaux en biens privés, presque toujours étendus. » (BOSQUE MAUREL, 1979 : 10).

Notons que cette nouvelle élite accéda petit à petit au pouvoir municipal et contrôla la vie politique locale dans le but de défendre les intérêts agraires. Dans chaque municipalité, un petit nombre de familles bourgeoises fonctionnant en réseau tirait ainsi les ficelles du jeu politique et économique. La présence des caciques, en tant qu’intermédiaires du pouvoir national au niveau local, assurait la reproduction de l’ordre établit reposant essentiellement sur la conservation de la propriété foncière dans les mains du pouvoir. Ce système empêchait donc tout partage du pouvoir dans une société nouvellement « démocratique ». Selon M.T. Pérez Picazo, le caciquisme peut être considéré comme « un système de pouvoir oligarchique au service des intérêts agraires qui a deux objectifs fondamentaux : en premier lieu, la consolidation de la propriété privée (…) et, en deuxième lieu, la réduction des coûts de production afin d’améliorer la rentabilité des exploitations (…) » (PEREZ PICAZO, 2006 : 148). Notons ici qu’un fait notable du caciquisme était l’absentéisme : « Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les grands propriétaires s’en remettaient à leurs régisseurs du soin d’exploiter leurs domaines. Ils ne faisaient cultiver que les terres les plus riches et laissaient le reste à l’abandon. Les ouvriers agricoles affamés qui tentaient de les labourer étaient rossés par la police. » (BRENAN, 1984 : 165). D’énormes inégalités de richesses prévalaient alors en Andalousie entre les gros propriétaires et les « paysans sans terre » ; le prolétariat agricole travaillant huit à douze heures de suite pour un salaire de misère qui lui permettait à peine de se nourrir.

1.2 Le travail réformateur de la Deuxième République

La proclamation de la Deuxième République le 14 avril 1931 apporta l’espoir, perdu, de voir se réaliser une Réforme Agraire qui corrigerait cette situation andalouse très inégalitaire. Comme l’avance J. Perez Serrano, « En 1931, les 99 Grands d’Espagne1étaient propriétaires de 577 359 hectares de terres. C’est à dire que chacun d’entre eux possédaient environ 6000 hectares. A l’opposé, deux millions de paysans sans terres vivaient dans des conditions misérables, sans emploi ou survivant grâce à un salaire minime. La proclamation de la Seconde République ouvrit la possibilité de donner une solution politique à cette situation.» (PEREZ SERRANO, 2006 : 94). En effet, la Deuxième République, poussée par les soulèvements paysans, plaça la résolution du problème de la terre au centre de ses priorités. « Durant la seconde République, le thème de la Réforme agraire passa au premier plan politique et les conflits de classe dans les villages andalous redoublèrent. » (MORENO I., 1992 : 25). À cette fin, la première « Loi de Base de Réforme Agraire » fut promulguée en 1932 et un « Institut de Réforme Agraire » (IRA) fut mit en place. Par cet attirail juridique, les législateurs républicains entendaient mettre fin au problème structurel de la terre à la base d’énormes inégalités dans le sud de l’Espagne, où coexistaient d’énormes latifundiums avec une masse de journaliers sans terres luttant pour leur simple survie. Un des objectifs principaux de cette ambitieuse loi était donc la redistribution des terres. La loi établissait ainsi certains critères de définitions des terres expropriables et imposait quelques limites à la propriété de la terre. En Andalousie occidentale, environ un tiers des terres était concerné par cette loi et considéré comme expropriable. L’autre objectif poursuivi par cette loi était l’installation de paysans. À ce propos, notons qu’en 1931 le ministre du travail avait déjà adopté un décret sur la possibilité d’avoir recours à des « locations collectives » pour accéder à la terre. Avec ce système, la propriété de la terre restait entre les mains du propriétaire mais les ouvriers, en échange d’une somme versée chaque année au propriétaire, pouvaient travailler cette terre en autogestion. L’« Institut de Réforme Agraire » était l’organisme chargé de soutenir techniquement et économiquement ces expériences. Nombre d’organisations ouvrières demandèrent alors des autorisations pour contracter des locations collectives. Parallèlement à cela, des occupations de terres spontanées étaient également lancées par les ouvriers agricoles. Ainsi, durant les années de la République une opinion générale favorable au collectivisme agraire se faisait sentir. Notons cependant que cette loi de Réforme Agraire ne constituait pas une remise en cause radicale du système de propriété de la terre existant et n’était pas en mesure d’atteindre la grande propriété en son cœur. Aussi, la complexité technique de la loi tout comme la mauvaise organisation et la lenteur d’action de l’IRA décourageait les journaliers qui voyaient bien que leurs espoirs de voir « la terre dans les mains de ceux qui la travaillent » n’étaient encore pas près de se réaliser. Surtout, la fervente opposition des propriétaires terriens à une quelconque Réforme agraire, était un autre obstacle non négligeable à l’application effective de la loi. « Les grands propriétaires terriens serrèrent les rangs, ils accentuèrent la dureté de leurs positions et étaient prêts non seulement à résister sinon à assener un coup définitif à leurs menaçant ennemis. » (MORENO I., 1992 : 25). Comme ils conservaient le quasi monopole de l’offre de travail, les propriétaires terriens diminuèrent cette dernière drastiquement, en conseillant aux journaliers de « manger la République ». Les journaliers, eux, « percevaient comme une trahison bourgeoise la non mise en pratique d’une Réforme Agraire radicale de la part d’un régime politique qu’ils avaient salué comme leur dans les premiers temps. » (MORENO I., 1992 : 25). Soulignons tout de même que la victoire du Front populaire aux élections de février 1936 vit l’accélération et l’approfondissement de la Réforme Agraire. Le principe d’utilité sociale de la terre fut réaffirmé et la période de février à juillet 1936 fut très prolifique en terme d’expropriations. Cependant, à la suite du coup d’État de juillet 1936, l’État Républicain s’effondra et cette première Réforme Agraire n’eut pas le temps de s’appliquer et resta avortée. Ce n’est qu’entre 1936 et 1939, pendant la Guerre civile, que la réalisation pratique de la Réforme Agraire eu lieu, à travers le partage et la collectivisation spontanée des grands domaines agricoles abandonnés par leurs propriétaires. La victoire finale des troupes franquistes portera un coup fatal à ces mobilisations ouvrières et paysannes et restituera aussitôt les terres dans les mains des gros propriétaires terriens. « Ici restèrent abattues les aspirations de transformation sociale qui avaient poussé partout et, parmi elles, les rêves des travailleurs agricoles andalous. Ce qui au début s’avérait n’être que -bien que ce ne soit pas rien- l’impossibilité de réaliser ce projet, mais non sa mort, fut par la suite une véritable débâcle (…). La systématique et calculée répression postérieure, patronnée et appuyée par les appareils étatiques franquistes sur toute la durée du régime (…), approfondit au maximum cette déroute : tous les leaders et une bonne partie des membres des organisations journalières furent éliminés, quant aux autres ils furent enfermés arbitrairement en prison ou fuirent à l’étranger. Tous les travailleurs et les travailleuses furent victimes de la terreur programmée, ce qui les conduisit au silence et à la résignation. » (TALEGO, 1997 : 29)

1.3 Les années franquistes et la « modernisation » de l’agriculture : la persistance de l’ouvrier agricole comme figure centrale du monde rural andalou

La dictature franquiste initia une nouvelle politique agricole en 1939 à travers la création de l’« Instituto Nacional de Colonización » (INC). Cet organisme était chargé d’appuyer la transformation productive en réalisant d’importants investissements pour la mise en irrigation des grands domaines agricoles et en organisant l’établissement de « colons » sur une partie des terres nouvellement irrigables. À cette fin fut promulguée la « Ley de Bases para la Colonización de Grandes Zonas Regables » (Loi de bases pour la colonisation de grandes zones irrigables) en 1939, qui fut substituée par la « Ley de Colonización y Distribución de la Propiedad de las Zonas Regables » (Loi de colonisation et distribution de la propriété des zones irrigables) en 1949. Au cours de ses trente-deux années d’existence, des canaux d’irrigation et des barrages furent construits dans plus de 314 sites et environ 55 000 familles s’installèrent sur ceux-ci. Ce fut l’un des plus grands mouvement migratoire promu par l’État espagnol mais, au regard de l’ampleur des investissements réalisés, il ne semble pas être à la hauteur des exigences sociales annoncées. Le plus gros de l’intervention de l’INC se produit entre 1959 et 1971, année où il fut remplacé par l’« Institut de Réforme et de Développement Agraire » (IRYDA). La politique de colonisation, qui visait à transformer les terres non irriguées en terres irriguées, supposait une revalorisation des terres et justifiait donc l’expropriation d’une partie des terres des propriétaires et leur répartition entre les colons. Les terres expropriées par l’État étaient normalement transférées aux colons sous forme de location, jusqu’à ce qu’ils en acquièrent finalement la propriété à condition d’avoir pu rembourser la valeur des biens reçus dans un délai de trente ans. Cependant, les terres expropriées n’étaient pas nécessairement redistribuées, de telle sorte que l’INC avait accumulé un très grand nombre d’hectares tout au long de son activité. En définitive, les principaux bénéficiaires de cette politique furent précisément les anciens propriétaires qui, à défaut de perdre une petite partie de leurs terres, souvent la plus mauvaise, obtinrent la mise en irrigation et la revalorisation de leurs propriétés. À l’inverse, peu de colons bénéficièrent effectivement de ces transformations. Au final, sur le total des terres mise en irrigation grâce à l’INC « les anciens propriétaires conservèrent 72% de la superficie transformée, et seul 28% resta libre pour que l’INC y réalise l’installation de colons. » (LICERAS RUIZ : 1988). Ainsi, malgré des investissements considérables et les objectifs sociaux affichés, cette politique interventionniste de l’État ne résolu en aucun cas la problématique de la terre. Comme l’avance A. Liceras Ruiz, avec l’action de l’INC « la structure de la propriété agricole ne fut quasiment pas altérée, de telle sorte que 52,2% des propriétaires disposaient de 4,2% des hectares de terres disponibles, alors que 0,8% du total des propriétaires accaparaient 41,5% de la superficie ; ce qui représente une moyenne de 0,57 hectares pour les premiers, et de 446 hectares pour les seconds. » (LICERAS RUIZ : 1988). Sous un masque « socialisant » la politique de colonisation du gouvernement franquiste s’avéra être une politique conservatrice, qui ne changea pas la structure foncière andalouse. En outre, le processus de modernisation de l’agriculture impulsé dès les années 1950, et la destruction de nombreux emplois agricoles qu’il provoqua, vint aggraver la situation des travailleurs ruraux.

Dans les premières années du franquisme, l’économie andalouse tirait essentiellement ses revenus du secteur agricole, la bourgeoisie agraire occupait toujours une place centrale sur la scène politique lui permettant d’orienter la politique agricole en fonction de ses intérêts, et promouvait alors une politique protectionniste. Le « problème agraire » était bien sûr totalement ignoré et les manifestations de mécontentement des « sans-terres » violemment réprimées. « La répression dans les villages fut, dans presque tous les cas, très dure contre tous ceux qu’on avait « signalé » : une multitude de morts, certaines de façon très cruelles, des emprisonnements, des humiliations… » (MORENO I., 1992 : 25).

Plus tard, vers la fin des années 1950, l’Espagne entra dans une phase d’ouverture économique sur l’extérieur. Vont être conduites des politiques de « modernisation » de l’agriculture par le gouvernement franquiste, visant l’augmentation de la productivité agricole. La modernisation de l’agriculture apparaissait indispensable aux yeux du gouvernement pour contribuer au développement industriel national et pour faire face à la concurrence des marchés mondiaux. Cela se traduisit en Andalousie par la mise en place d’un processus de capitalisation des grands domaines, et donc par « une substitution croissante du capital au travail ». Isidoro Moreno nous informe ainsi : « Dans les années soixante et soixante-dix, beaucoup de grandes exploitations se convertissent en grandes entreprises capitalistes, parfois sous la forme de sociétés anonymes. L’introduction de la machinerie agricole s’intensifie et les cultures industrielles renforcent leur importance : betterave, coton, tournesol ensuite… La campagne se capitalise. » (MORENO I., 1992 : 27). Ce phénomène va avoir plusieurs conséquences néfastes sur le développement régional. Les terres se prêtant mal à la mécanisation furent abandonnées, l’usage excessif d’intrants chimiques participa à la dégradation de l’environnement, l’agriculture vit se renforcer sa dépendance au secteur agro-alimentaire et aux organisations financières, et la redistribution locale des revenus chuta du fait de l’extraction de la plus-value par les groupes financiers et agro-industriels. Surtout, on enregistrait une forte baisse des emplois agricoles. Ainsi, selon Maxime Haubert, « En trente ans, de 1960 à 1989, 680 000 emplois ont été perdus dans l’agriculture (soit une diminution de 70 %) (…) » (HAUBERT, 1995 : 182). M. Haubert précise que ce phénomène de baisse des emplois agricoles a plus touché les emplois non-salariés puisque, n’ayant pu suivre le mouvement de capitalisation de leurs exploitations, beaucoup de petits ou moyens paysans ont dû abandonner leurs terres. Ce processus a donc renforcé la polarisation caractéristique des campagnes andalouses entre gros propriétaires et ouvriers agricoles. Notons qu’à cette époque, dans les années 1960 et 1970, l’économie espagnole connaît une croissance sans précédent et est en mesure d’absorber une grande partie de cette population rurale andalouse, qui émigre alors vers les nouveaux centres économiques espagnols, ou même européens. Enfin, au même moment, l’influence de la bourgeoisie agraire dans la sphère étatique perd de son importance au bénéfice de la bourgeoisie industrielle et financière.

Rappelons que pour pallier au chômage saisonnier de plus de 200 000 journaliers, l’administration tardo-franquiste avait mis en marche en 1971 le « Plan de Empleo Comunitario » (Plan d’Emploi Communautaire). L’objectif principal de ce mécanisme, qui consistait en un fond monétaire que recevait chaque maire pour le répartir entre les gens en échange de travaux, était d’employer cet excédent de main-d’œuvre agricole dans des travaux d’intérêt public. Le Plan d’Emploi Communautaire, qui naît comme un système de prestation économique en complément du « Regimen Especial Agrario » (Régime spécial agricole), est définit comme « l’occupation de travailleurs agricoles en situation de chômage pour la réalisation d’œuvre et de services publics, conformément à des plans antérieurement établis dans une localité ou circonscription territoriale, à travers la concession d’aides économiques aux dits travailleurs. » (MARTIN MARTIN, 2007 : 290). Étant donné les limites de cette mesure, puisque ne s’attaquant pas au fond du problème agraire en Andalousie, le « Plan de Empleo Comunitario » est considéré par beaucoup comme un « aumône » servant à éteindre les revendications ouvrières, celles-ci se dirigeant vers les mairies et déviant ainsi de la lutte pour la terre. Nous pouvons affirmer que la politique agricole des années franquistes a donc consolidé le système latifundiste en soutenant fortement la grande propriété. Au lendemain de la mort de Franco, la prépondérance économique et sociale des grandes propriétés restait un fait notable en Andalousie, avec environ 6 000 propriétés de plus de 250 hectares accumulant 40% des terres agricoles. L’effectif des salariés agricoles demeurait très élevé tout comme le taux de chômage parmi ceux-ci. Selon un article de E. Sevilla Guzman, le taux de prolétarisation agricole dans les diverses provinces andalouses en 1975 était de « 48% (Almería), 84% (Cádiz), 83% (Córdoba), 78% (Granada), 81% (Huelva), 88% (Jaén), 84% (Málaga) et 85% (Sevilla). Le total pour toute l’Andalousie étant de 80%. » (SEVILLA GUZMAN, 1981). On voit ici que ces taux sont sensiblement similaires à ceux observés plus haut au 19ème siècle, ce qui souligne la persistance historique des déséquilibres sociaux en Andalousie.

Nous allons voir maintenant comment cette question de la terre à été prise en charge pendant et après la transition post-franquiste.

2. Depuis la transition post-franquiste : quel cadre politico-législatif entoure la structure foncière ?

2.1 Une timide transition démocratique qui ne remet pas en cause la structure agraire

La période de la transition démocratique, allant de 1975 (mort de Franco) à 1982 (arrivée au pouvoir du PSOE), coïncide avec la crise économique mondiale, et voit la question agraire étouffée dans ce contexte global. De plus, le gouvernement post-franquiste au pouvoir à l’époque opta pour une transition politique « réformiste » plutôt que clairement en rupture avec la dictature ; et cherchera donc avant tout le consensus des différentes parties sociales en évitant, à cette fin, les questions conflictuelles comme l’est celle de la propriété de la terre. Cependant, si l’agriculture était moins touchée par la crise que les autres secteurs économiques, la « modernisation » de l’agriculture provoquait toujours l’exclusion d’un grand nombre de travailleurs ruraux. De plus, les travailleurs expulsés d’autres secteurs venaient grossir les rangs des demandeurs d’emplois dans l’agriculture. Cependant, les gouvernements centristes qui se succédèrent au pouvoir jusqu’en 1982 restèrent sourds aux nombreuses mobilisations des journaliers qui tentaient de faire entendre leurs voix aux nouveaux dirigeants.

Ainsi, dans cette lignée transitionnelle « douce », la Constitution espagnole approuvée en 1978 resta quasiment silencieuse à propos de la réforme agraire. Au nom de « l’unité de la patrie », la nouvelle Constitution ne comportera pas les outils nécessaires pour amorcer une véritable rupture avec les structures agraires qui prévalaient jusqu’alors. Notons également que le statut autonomique définit par la Constitution de 1978 n’attribue pas aux Communautés Autonomes les compétences nécessaires pour pouvoir se charger de modifier la distribution de la propriété foncière. L’action politique des Communautés autonomes ne peut se réaliser que si elle s’accorde avec la Constitution. L’exercice de l’autonomie en matière de politique agricole reste donc limité puisqu’il suppose de ne pas enfreindre un cadre législatif national qui ne permet pas une réelle remise en cause du « statu quo » foncier. Cependant, si le droit à la propriété privée est inscrit dans le droit constitutionnel à travers l’article 33, il est important de relever que, dans ce même article, apparaissent quelques principes clairs à partir desquels auraient pu s’ancrer une réforme agraire :

« 1. Est reconnu le droit à la propriété privée et à l’héritage.

2. La fonction sociale de ces droits délimitera leur contenu, en accord avec les lois.

3. Personne ne pourra être privé de ses biens ni de ses droits, sauf pour une cause reconnue d’utilité publique ou d’intérêt social, et moyennant une indemnisation en conformité avec ce qui est stipulé par les lois. ».

En effet, il est ici fait référence à la « fonction sociale » de la propriété en vue de réguler son usage ainsi qu’à la possible expropriation pour cause « d’utilité publique ». Ces principes constitutionnels ont le mérite d’ouvrir une brèche dans laquelle auraient pu s’immiscer des dirigeants politiques soucieux d’amorcer une réelle redistribution de la terre ; mais le manque de volonté politique fit rester ces directives à l’état de texte. De plus, il faut noter que le droit de propriété privée inscrit dans la Constitution implique une vision selon laquelle l’individu prime sur la communauté ; vision que la future loi de 1984 rappellera d’ailleurs en ces termes « Dans tout les cas, il est certain que la traduction institutionnelle de telles exigences collectives ne peut amener à annuler l’utilité purement individuelle du droit. ».

Par la suite, la « Charte de l’autonomie andalouse »2 ratifiée en 1981 fera une brève référence à la réforme agraire, qui mentionnera tout de même la nécessaire transformation des structures agraires. L’article 12, alinéa 11, reconnaissait ainsi « la réforme agraire, entendue comme la transformation, la modernisation et le développement des structures agraires, et comme l’instrument d’une politique de croissance, de plein emploi et de correction des déséquilibres territoriaux. » comme l’un des « objectifs de base » du gouvernement andalou. C’est là l’unique mention de la réforme agraire dans ce texte fondateur, maigre référence qui ouvrira néanmoins la voie pour la mise en œuvre d’une Réforme Agraire par le gouvernement socialiste bientôt au pouvoir en Andalousie.

2.2 L’espoir déçu de la Loi de Réforme Agraire de 1984

Ce n’est qu’en 1982 que la victoire du PSOE3 aux élections législatives nationales et au gouvernement andalou ouvrit de nouveau l’espoir pour le mouvement journalier de voir se réaliser la réforme agraire. Les mobilisations paysannes, qui avaient déjà repris de la vigueur tout au long des années de la transition post-franquiste, réalisèrent à cette occasion un ensemble de manifestations et d’occupations de terres pour réclamer la réforme agraire tant attendue. Face à cet important mouvement social, en 1984, le Parlement andalou fini par adopter la « Loi Andalouse de Réforme agraire » (LARA) et créa à l’occasion l’Institut Andalou de Réforme Agraire (IARA). Comme lors de l’approbation de la Constitution, le gouvernement socialiste ne se situait pas non plus dans une optique de rupture totale avec la législation franquiste. Ainsi, la LARA ne questionnait-elle pas réellement la structure agraire andalouse mais consistait plutôt en une sélection de principes et de mesures déjà existants, et limitait au minimum le recours à l’expropriation. Cette loi posait la possibilité d’exproprier les propriétaires de leurs terres uniquement si l’usage de celles-ci était considéré comme « économiquement inefficace », instrument qui ne fut jamais utilisé.

Cependant, signalons que l’IARA acquis tout de même plus de 20 000 hectares de terres sur lesquelles plusieurs coopératives de production furent installées. L’idée qui dominait était que pour résoudre le problème agraire andalou il ne s’agissait pas seulement de procéder à une répartition plus juste des terres mais qu’il fallait surtout agir sur l’augmentation et l’amélioration de la production agricole. Dans cette optique, est visée la création de coopératives agricoles pour dynamiser la production et réduire le chômage, plutôt qu’un changement réel de la structure foncière. Ainsi, par son orientation essentiellement productiviste qui n’aborde en rien la question de la concentration foncière, il est généralement considéré que la Réforme Agraire est « morte née ».

Finalement, dans le sillon de la Réforme agraire, le gouvernement socialiste de Madrid créa, en 1984, un nouveau système de protection sociale afin de pallier au sous-emploi structurel des campagnes andalouses et estrémègnes. Le but était notamment de faire se rapprocher le statut du chômeur agricole de celui du chômeur du système général, à travers la mise en place d’une « allocation agraire » accompagnée d’un « Plan d’Emploi Rural » (PER) remplaçant l’ancien dispositif de l’« Emploi Communautaire » créé sous Franco. L’allocation agraire est un système de protection chômage pour les travailleurs agricoles d’Andalousie et d’Estrémadure. Pour bénéficier de cette allocation, de faible montant et limitée dans le temps4, le travailleur doit avoir travaillé un minimum de jours durant l’année antérieure5. Signalons que, s’il permit a de nombreuses familles de survivre, le « subsidio agrario » accrut la dépendance économique des travailleurs agricoles aux aides publiques. Le PER quant à lui est un plan de travail pour les villages agricoles. Avec ce système, les personnes sans emploi du village ont la possibilité de s’inscrire sur une liste auprès de la mairie pour être employées par celle-ci pour réaliser des travaux publics. Il ressort que ce système peut facilement être discriminatoire et inégalitaire puisque les mairies peuvent favoriser certaines personnes en fonction de leur couleur politique ou de leur affinité personnelle avec les élus. Ce système constitue donc un terreau fertile pour l’implantation du clientélisme dans certains villages andalous. De plus, comme le souligne V. Martín Martín, ce système « PER-allocation agricole » s’est peu à peu convertit comme un mode de vie à part entière chez les ouvriers agricoles : « Un système conçu dans sa première configuration (Emploi Communautaire) comme une mesure provisoire pour améliorer les conditions de vie d’un collectif marginal à exterminer s’est transformé, vingt ans plus tard et après de profondes réformes, en le mode de vie structurel d’un collectif social important, qui non seulement ne disparaît pas mais augmente dans certaines régions. » (MARTIN MARTIN, 2007 : 295). Nous aurons l’occasion de revenir par la suite sur les effets de ce système assistentialiste sur le collectif des journaliers. En tout cas, nous retenons que la mesure essentielle qui naquit à la suite des fortes mobilisations paysannes pour la Réforme Agraire a consisté en une politique d’allocation chômage pour les paysans sans terres et sans travail. « Ainsi, de manière subtile, l’État légitime la structure de la propriété de la terre en Andalousie, en estompant l’objectif de la terre derrière un système de protection sociale qui assure des conditions de vie à la limite de la dignité » (ENCINA, GONZALES DE RUEDA, OCAÑA, ROSA, 2006 : 1). C’est ainsi qu’un des ouvriers agricoles rencontré sur le terrain m’affirma : « Ainsi a fini la Réforme Agraire, en une allocation. ».

2.3 Évolutions récentes : vous avez dit « Réforme agraire » ?

L’invocation de la Réforme Agraire par le PSOE n’a donc été que formelle et, très vite, l’expression « réforme agraire » devint taboue et disparue du vocabulaire des responsables de l’administration régionale pour être remplacée par l’expression plus neutre et moins conflictuelle de « développement rural »6. À partir de 1986, avec l’entrée de l’Espagne dans l’Union Européenne, les gouvernements socialistes prendront une orientation économique définitivement libérale. Dès les années 1990 la politique de redistribution de la terre est abandonnée puisque l’IARA ne cherche plus à acquérir des terres et commence, au contraire, à liquider petit à petit le patrimoine foncier déjà acquis. L’action de l’IARA se limitera alors de plus en plus à réaliser l’irrigation de terres, dans l’optique de stimuler la productivité du secteur agricole avant tout.

En 2007, la Charte de l’autonomie andalouse fut remaniée et si la réforme agraire est toujours mentionnée dans les objectifs de base de la Communauté Autonome celle-ci apparaît désormais noyée dans l’objectif suivant visant « La modernisation, la planification et le développement du milieu rural dans le cadre d’une politique de réforme agraire, dans le but de favoriser la croissance, le plein-emploi, le développement des structures agraires et la correction des déséquilibres territoriaux, dans le cadre de la Politique Agricole Commune et dans l’objectif de favoriser la compétitivité de notre agriculture sur le plan européen et international. » (Ley Orgánica 2/2007, Article 10, Alinea 3)7. Dans la Charte précédente la réforme agraire constituait un objectif à part entière or, désormais, cet objectif n’est plus évoqué qu’en tant que « cadre », devant lui-même être encadré par la PAC. Aussi, la « transformation des structures agraires » n’est plus évoquée mais a laissé place à « la correction des déséquilibres territoriaux ». Ces évolutions dans le choix des mots, bien que concordant à la réalité en place depuis bien longtemps, sont significatives.

Finalement, le décret-loi du 27 juillet 2010 concernant le « réaménagement du secteur public orienté pour une meilleure rationalisation des dépenses publiques » établit la suppression de l’Institut Andalou de Réforme Agraire et la vente de ses biens, mesure parmi d’autres pour « faire face à la situation de crise économique »8. Avec la publication de ce décret, le gouvernement andalou renonce à la Loi de Réforme Agraire de 1984 qui, jamais menée à terme, se termine par la mise en vente des terres qui auraient du revenir dans les mains des travailleurs. Ce décret, entré en vigueur le 31 décembre 2010, donnait la possibilité aux concessionnaires exploitant des terres de l’IARA d’obtenir la propriété de leur exploitation agricole, grâce à des conditions avantageuses proposées par l’administration andalouse. La valeur marchande des terres pouvait ainsi baisser jusqu’à 65 % en fonction de différents critères (ancienneté du concessionnaire, création d’emploi, investissements réalisés…). Dans le cas des terres non reprises par leurs adjudicataires l’administration prévoyait d’indemniser ces derniers avant de récupérer les fermes. Ces terres, ainsi que toutes les terres de l’IARA qui n’étaient pas occupées par des exploitants, près de 20 000 hectares au total, furent mises aux enchères par l’administration publique. Le but premier de cette mise en vente était de générer « un considérable volume de recettes pour l’administration autonomique ». La cession des terres à des entreprises publiques ou privées avait également pour objectif affiché de favoriser « la dynamisation du patrimoine agraire d’Andalousie par la mise en valeur d’un patrimoine, sous-utilisé dans certains cas, qui peut servir d’élément générateur de richesse… »9. La ministre andalouse de l’agriculture de l’époque, Clara Aguilera, affirmait alors dans la presse « Que personne ne pense qu’il va pouvoir acquérir la magnifique terre de l’IARA à bas prix pour ensuite ne rien en faire. Notre objectif est que la propriété passe à l’agriculteur, qu’il accède à la propriété par sa propre volonté et qu’il continue de produire et de créer de l’emploi. »10. Cependant, cette vente aux enchères fut un véritable échec qui ne remplit aucun des objectifs annoncés. Le gouvernement andalou, qui prévoyait de gagner plus de 75 millions d’euros par cette manœuvre, ne perçu jusqu’ici qu’un peu plus de 10 millions. Avec la situation de crise économique les exploitations agricoles libres n’ont pas trouvé grand nombre de repreneurs. De même, le difficile accès au crédit freina fortement les velléités des possibles investisseurs, surtout pour les plus petits exploitants agricoles. C’est ainsi que l’administration andalouse reste propriétaire de milliers d’hectares cultivables (dont fait partie la propriété de « Somonte ») encore non attribués à ce jour, et que la Réforme agraire reste une promesse inaccomplie en Andalousie.

Nous avons donc retracé la genèse et l’installation des latifundiums en Andalousie, et mis en lumière les divers mécanismes politiques et juridiques ayant entériné cette structure foncière au fil du temps. Comme nous l’avons vu, la Réforme agraire tant réclamée et attendue en Andalousie n’a jamais eu lieu. Ainsi, l’inégale distribution de la propriété a perduré jusqu’à aujourd’hui et loin de se réduire, cette concentration de la terre dans quelques mains s’accentue dans le contexte récent. L’un des mécanismes participant de ce processus que l’on peut qualifier d’« accaparement des terres », comme expliqué en introduction, est la Politique Agricole Commune (PAC), appliquée en Espagne depuis son entrée dans l’Union Européenne, en 1986. C’est pourquoi, il nous semble indispensable, dans la partie qui suit, de revenir sur les répercussions de cette politique européenne sur le modèle agricole et foncier en Andalousie.

1Le titre de « Grand d’Espagne » est l’un des titres de noblesse le plus haut en Espagne, situé juste après celui d’« Infante » réservé à la descendance du Roi.

2Le texte de la Charte de l’autonomie andalouse est disponible sur : noticias.juridicas.com/base_datos/Derogadas/r1-lo6-1981.html

3Partido Socialista Obrero Español (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol)

4L’allocation est de 426 euros par mois durant six mois.

5Le nombre de journées de travail nécessaire pour toucher l’allocation agraire est 35. En janvier 2015, comme il l’avait fait en janvier 2013, le gouvernement a exceptionnellement baissé ce chiffre à 20 jours face à la très mauvaise récolte des olives et des agrumes.

6Aujourd’hui, le gouvernement andalou possède un « Ministère de l’agriculture, de la pêche, et du développement rural ». Si l’on cherche l’expression « réforme agraire » dans le moteur de recherche du site consacré à ce ministère on n’obtient aucun résultat… ce qui est significatif du fait que la réforme agraire n’est pas un objectif politique à l’ordre du jour.

7Texte de loi disponible sur : www.uma.es/secretariageneral/normativa/general/organicas/lo2-2007/lo2-2007-tp.html

8Texte du décret disponible en ligne sur : www.juntadeandalucia.es/boja/2010/147/1

9Voir : www.juntadeandalucia.es/boja/2010/147/1

10Article « La junta actuara como banco para vender las tierras del IARA », en El Correo de andalucia, 25 juillet 2010. elcorreoweb.es/2010/07/25/la-junta-actuara-como-banco-para-vender-las-tierras-del-iara/

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