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Problèmes méthodologiques des enquêtes en milieu paysan

Rédigé par : Michel Merlet

Date de rédaction :

Type de document : Article scientifique

Documents sources

Article publié en espagnol dans la revue Revolución y Desarrollo, MIDINRA, NICARAGUA, avril-mai-juin 1984. Section scientifique-technique. Pages. 65-76

Traduction en français : Denis Pommier, octobre 2025

Résumé

Connaître le milieu rural est essentiel pour pouvoir le transformer. Cet article présente les principales leçons tirées des études réalisées par l’équipe d’évaluation des projets du CIERA (Nicaragua) au début des années 80. Il examine d’une part l’intérêt et les limites mathématiques des enquêtes par échantillonnage aléatoire, et d’autre part certaines difficultés d’ordre conceptuel. Ces dernières proviennent en grande partie de difficultés de compréhension entre l’enquêteur et la personne interrogée, ce qui rend plus complexe l’analyse économique de la production paysanne. Elles peuvent être surmontées grâce à des enquêtes réalisées en plusieurs visites et à une reconstruction des résultats effectuée conjointement par l’enquêteur et la personne interrogée, grâce à un processus d’aller-retour entre le terrain et la théorie.

Le gouvernement du Nicaragua a entamé à partir de 1979 un processus accéléré de changement dans le secteur agricole. Il transforme la structure foncière avec une réforme agraire; la politique des prix et la politique de crédit ont un impact important dans les campagnes; les projets globaux de développement rural, expression d’une volonté d’intervention globale de l’État dans des domaines spécifiques, visent l’obtention de résultats dans un court laps de temps; la politique d’incitation à la création de coopératives vise à modifier les rapports de production actuels et à aller vers une plus grande socialisation; les grands projets agro-industriels doivent servir de cadre à un développement agricole d’un nouveau type.

Mais intervenir efficacement dans les transformations de l’environnement rural ne peut se faire sans en avoir au préalable une bonne connaissance. Bien que le secteur paysan soit particulièrement important au Nicaragua, tant pour son poids économique que pour son poids politique, il faut reconnaître qu’il s’agit encore d’un secteur peu connu, peut-être le moins bien connu des différents secteurs sociaux de l’agriculture. Bien sûr, il y a des statistiques, des recensements, au moins des membres des coopératives. Mais la connaissance du secteur paysan ne permet pas encore de prévoir quelles réponses il apporterait aux différentes politiques de l’État. Les planificateurs continuent de le considérer comme un secteur difficile à contrôler, générateur de problèmes et d’insécurité et dont les réactions peuvent différer profondément de ce qui était attendu.

Cependant, de 1979 à aujourd’hui, de nombreuses études sur le milieu paysan, des enquêtes, des recensements et des entretiens ont été réalisés, mais les résultats escomptés n’ont pas toujours été obtenus. C’est en partant de l’expérience concrète que le CIERA1 a accumulée dans ce domaine et de l’analyse d’autres expériences, que nous nous proposons d’aborder dans cet article quelques problèmes de méthode inhérents à l’étude du milieu paysan.

Une critique de la conception des études sur la paysannerie n’intéresse pas seulement les chercheurs professionnels, mais aussi tous ceux qui participent à la conduite des études sur l’agriculture, et tous les utilisateurs des résultats de ces enquêtes : paysans, militants des organisations professionnelles paysannes, vulgarisateurs, planificateurs. Tous doivent participer à ce débat sur la conception des enquêtes, sur les méthodes d’analyse de la réalité paysanne, puisque la qualité et la pertinence des résultats obtenus dépendent en grande partie de ces méthodes.

Nous nous limiterons à aborder le sujet des « enquêtes » en milieu paysan, sans aborder d’autres formes de savoir. Nous appelons « enquête » toute collecte d’informations suivie d’une analyse en bonne et due forme, ayant pour objectif la connaissance d’une « population » donnée. Les enquêtes partent généralement de l’étude d’une fraction de la population totale. Lorsque tous les « individus » d’une population sont observés ou interrogés de manière exhaustive, on ne parle plus d’enquête, mais de recensement. Nous utiliserons le terme « enquête » quel que soit le type d’échantillonnage effectué, aléatoire ou non. Rappelons que les informations recueillies par le biais d’une enquête peuvent avoir deux origines : l’observation de l’enquêteur ou le dialogue avec l’enquêté.

Nous examinerons d’abord rapidement certaines difficultés d’ordre mathématique, inhérentes à toute enquête, et qui sont souvent oubliées par l’utilisateur et parfois par le chercheur lui-même.

Dans une deuxième partie, nous examinerons des problèmes que nous appelons « conceptuels », c’est-à-dire liés à la nature des catégories qui sont utilisées pour interroger et décrire la réalité. La conception d’une enquête sur les milieux paysans suppose une discussion préalable des concepts utilisés, explicitement ou implicitement.

Nous terminerons par l’esquisse d’une méthodologie adaptée à l’étude de la paysannerie, en indiquant quelques orientations qui pourraient contribuer à approfondir notre connaissance du monde rural.

PROBLEMES ET DIFFICULTES MATHEMATIQUES

Aujourd’hui, nous disposons de moyens puissants de traitement de données, d’ordinateurs de toutes tailles qui peuvent travailler sur des milliers de formulaires en très peu de temps et en extraire tous les croisements de variables que l’on veut. Cependant, les problèmes généraux de toute enquête, liés à la réalisation d’un échantillonnage, sont toujours présents. Dans le cas des enquêtes sur la paysannerie, ces limites deviennent souvent très fortes et méritent que nous rappelions quelques notions de base de la statistique.

Lorsqu’une « population » est trop importante pour que chaque « individu » puisse être interrogé, il est nécessaire de travailler à partir d’un échantillon. Pour commencer, considérons que cet échantillon est sélectionné au hasard dans la « population totale » (échantillon aléatoire simple). Ce qui nous intéresse ne se limite pas à l’échantillon : nous voulons connaître la population dans son ensemble. Pour cette raison, ce que nous faisons est une « estimation » des paramètres à mesurer.

L’estimation que nous obtenons peut-être plus ou moins précise. Les statisticiens présentent les résultats sous la forme d’un intervalle, appelé « intervalle de confiance » [X, Y]. Toutefois, en raison du caractère aléatoire de l’échantillonnage, nous ne sommes pas sûrs que la valeur réelle du paramètre étudié de la population soit réellement comprise entre X et Y. Il y a toujours un risque d’erreur, que l’on accepte (il peut être de 5 à 10 %, par exemple). Ainsi, nous pouvons conclure, avec une probabilité d’erreur de 5 pour cent, que le pourcentage d’agriculteurs fertilisant leur maïs dans une région donnée peut se situer entre 23 et 30 pour cent (intervalle [23%, 30%]) avec 95% de probabilité (risque).

Comment régler la taille de l’échantillon en fonction de la précision souhaitée ?

L’amplitude de l’intervalle de confiance (l’un des indicateurs de précision) dépend de la taille de l’échantillon. Si, pour plus de précision, nous devons diviser l’intervalle de confiance par deux, nous devrons étudier un échantillon quatre fois grand2.

L’autre facteur qui intervient pour nous indiquer la taille minimale de l’échantillon que nous devrions étudier est la variabilité de la population étudiée par rapport au paramètre considéré. La taille de l’échantillon varie proportionnellement au carré de la « variance » de la population. Plus simplement, on comprend intuitivement que moins la population est homogène, plus le nombre d’enquêtes à réaliser est important pour obtenir une bonne approximation du paramètre étudié.

Malheureusement, les « populations » que nous voulons étudier, familles paysannes et/ou unités de production paysannes, présentent généralement une forte hétérogénéité. De plus, la variance d’un paramètre peut différer considérablement de celle d’autres paramètres. Par conséquent, il est difficile de connaître à l’avance la taille de l’échantillon minimum à choisir, si certaines informations sur la population ne sont pas disponibles. En raison de la grande variance qui caractérise le paysannat, l’exigence d’une certaine précision conduira généralement à l’étude d’un échantillon relativement grand.

Les exigences de l’analyse des données augmentent la taille de l’échantillon.

Il s’avère que disposer de moyennes des différents indicateurs qui nous intéressent au niveau de la population dans son ensemble nous est peu utile. Savoir que la taille moyenne des exploitations se situe entre 10 et 17 hectares ne suffit pas. Nous avons presque toujours besoin d’informations ventilées par zone, par couches sociales, ou par d’autres critères. En général, l’utilisateur de l’enquête demandera une analyse de certains « croisements » de variables, tels que la technologie par couche sociale, ou le revenu selon les types d’occupation. Ce sont ces croisements qui serviront à comprendre les réactions de la population paysanne à certaines politiques de l’État, ou à analyser les dynamiques de développement.

À ce niveau d’analyse, il est fréquent de constater que le chercheur omet de calculer l’exactitude de ses estimations. Il raisonne parfois à partir de l’échantillon comme s’il s’agissait de la population totale. On parle d’une catégorie de producteurs, les caféiculteurs par exemple, sans même se rappeler que sur les 1000 cas recensés, seuls 50 produisaient du café. Une grande partie des résultats qui apparaissent alors ne sont que des illusions3.

À moins que l’échantillon n’ait été soigneusement construit pour répondre spécifiquement à une question particulière, c’est-à-dire pour assurer l’exactitude des données d’un croisement spécifique, nous rencontrerons ce type de problèmes. Ainsi, même si l’enquête prend en compte un large échantillon total, même si de nombreuses questions sont posées aux répondants, même si on utilise un ordinateur pour le traitement des données, nous serons souvent déçus par les résultats des grandes enquêtes aléatoires que nous venons d’évoquer. En effet, quelle que soit la puissance des instruments d’analyse utilisés, il n’est généralement pas possible de découvrir des problèmes, ou de révéler des corrélations, par la réalisation de grandes enquêtes aléatoires si ces problèmes ou corrélations n’avaient pas été identifiés précisément au préalable.

Certaines études, comme celles requises pour l’évaluation de projets de développement rural, nécessitent de mesurer certains changements dans l’espace et dans le temps. Il ne s’agit plus de mesurer le revenu paysan, mais l’impact que le projet a eu sur ce revenu dans une zone donnée. Par conséquent, le chercheur doit observer une population qui profite du projet, et une autre, en tous points semblable, qui ne bénéficie pas du projet, appelée le « groupe témoin ». Pour pouvoir conclure, la différence entre les estimations des paramètres d’une population et de l’autre doit être significative.

Les exigences de précision du statisticien pour obtenir des résultats entrent rapidement en conflit avec la disponibilité des ressources existantes pour réaliser l’étude.

Le fort impact de facteurs externes (comme le climat, qui varie parfois considérablement d’une année à une autre) sur les paramètres observés complique encore le problème. Il devient souvent indispensable de disposer de séries de données historiques pour pouvoir conclure.

On pourrait développer beaucoup plus l’exposé de ces difficultés, mais il y en a d’autres, qui ne sont pas mathématiques mais plutôt de nature conceptuelle, et qui peuvent être encore plus graves.

PROBLÈMES ET DIFFICULTÉS CONCEPTUELLES

Lors du calcul du niveau de précision des estimations, on suppose que les valeurs données par l’observation ou l’entretien sont exactes et que l’erreur calculée est due uniquement à l’échantillonnage. En réalité, ce n’est pas le cas : l’erreur de l’observation peut parfois être très importante, et même beaucoup plus importante que l’erreur due à l’échantillonnage. Regardons quelques exemples concrets ci-dessous.

La difficulté d’obtenir des données

Dans la plupart des enquêtes auxquelles les paysans nicaraguayens ont répondu, on s’est efforcé de noter l’étendue des terres travaillées par chaque personne interrogée. Il semble que ce soit une information facile à obtenir, du moins beaucoup plus facile à obtenir qu’une estimation du revenu annuel. Cependant, nous avons vu à travers l’expérience des enquêtes que nous avons menées dans la région de Las Segovias, que l’agriculteur omet fréquemment une ou plusieurs parcelles dans la liste initiale faite avec l’enquêteur. Grâce à une technique d’enquête basée sur plusieurs visites successives chez le même agriculteur, nous avons pu voir comment de nouvelles parcelles « apparaissaient » assez fréquemment lors du deuxième ou du troisième entretien.

On pourrait faire le même constat pour d’autres paramètres. Même la composition de la famille n’était pas toujours facile à obtenir correctement lors de la première visite. À ces erreurs dues à l’oubli, ou à une mauvaise compréhension de la question, s’ajoutent évidemment des erreurs d’évaluation des volumes, des surfaces …, lorsque l’enquêteur ne procède pas à leur mesure. Ces dernières erreurs ne sont pas forcément très importantes si les évaluations sont faites dans les unités de mesure que les agriculteurs utilisent habituellement.

L’enquêteur et l’enquêté ne se comprennent pas

D’où viennent ces difficultés ? L’explication la plus fréquente est de dire que le paysan est craintif, ou prudent : il ne veut pas exposer la réalité de son exploitation « par peur des impôts », « par peur de la réforme agraire », « par peur de la Banque » …. Si dans certains cas, cette peur de répondre peut exister, nous ne pensons pas que ce soit la raison principale des difficultés que nous rencontrons. Il y a le plus souvent un véritable problème de communication entre l’enquêteur et le répondant. Ils ne se comprennent pas, ou plutôt, ils croient souvent se comprendre, alors qu’ils donnent des sens différents aux mêmes mots, aux mêmes expressions. Le paysan a sa propre idée de ce que l’enquêteur cherche à savoir, et il lui répond en fonction de cela. L’enquêteur comprend ce que lui dit le paysan en partant ce que lui sait, et il ne capte pas nécessairement ce que le paysan « veut lui dire ». L’incompréhension tend à croitre quand l’enquêteur vient de la ville. De plus, les concepts utilisés dans le questionnaire ou le guide d’enquête ne correspondent très souvent pas à la réalité des phénomènes que l’on veut étudier. Ou la réalité n’est pas conceptualisée de la même manière ou du même point de vue par le paysan et par le chercheur qui a conçu l’enquête.

Nous allons illustrer cela par quelques exemples. Lorsqu’on demande à un producteur quelle surface de maïs il a planté, si ce producteur travaille avec un crédit de la Banque et reçoit fréquemment la visite des techniciens de la Banque, il aura tendance à répondre la surface que la Banque a financée pour le semis du maïs. Si les techniciens de la Banque, par exemple, ne se sont jamais intéressés aux parcelles qu’il sème de son propre chef, le producteur en déduit que les techniciens ne s’intéressent qu’aux surfaces financées et, logiquement, ne mentionne que celles-ci.

De même, lorsqu’on demande à un agriculteur combien de jours il a travaillé pour désherber sa parcelle de haricots, il est courant qu’il ne réponde pas ce qu’il a réellement travaillé cette année sur sa parcelle, mais ce qui est généralement considéré comme socialement nécessaire dans la région pour désherber cette culture. À une question spécifique sur son cas, le paysan peut répondre par une « norme ». Nous insistons sur le fait qu’il procède généralement de cette manière en toute bonne foi : il pense que s’il répond ce qu’il a vraiment travaillé, les données que l’enquêteur va prendre seront gonflées parce que, cette année, il a eu plus de problèmes de mauvaises herbes que d’habitude, ou parce qu’il y a vraiment des conditions défavorables dans sa parcelle. Lors de l’analyse des unités de production, ces données mal collectées ne nous permettront pas de découvrir quoi que ce soit, et pire encore, elles pourront conduire à des conclusions erronées. Soulignons que les questionnaires ne sont pas toujours rédigés avec suffisamment de soin, et qu’ils prédisposent le répondant et l’enquêteur à être confus dans la manière de répondre aux questions.

Chaque enquête doit s’appuyer sur des concepts adaptés à la réalité étudiée

Un cadre conceptuel approprié doit être utilisé pour chaque situation agraire. Ainsi, le fait de commencer un entretien par un inventaire des terres par type de régime foncier avec le producteur d’une communauté où l’essentiel de la production se fait en défrichement sur des terres communales risque d’entraîner de graves malentendus. Pour un Miskito de la côte atlantique, les catégories de tenure foncière utilisées dans le Pacifique du Nicaragua n’ont aucune signification. Les parcelles de terre qu’il a cultivées cette année ne sont pas plus les siennes que celles qu’il n’a pas travaillées et qu’il travaillera peut-être un an plus tard. Dans ce cas, si vous ne connaissez pas bien les formes de tenure foncière, vous ne pourrez pas commencer par ce sujet. Il faudra d’abord demander au paysan ce qu’il a produit et dans quelles conditions.

Cet exemple, un peu caricatural, ne doit pas nous faire oublier que nous sommes confrontés au même problème, dans une moindre mesure, avec les paysans du Pacifique. Les prêts de terres entre membres d’une même famille, les successions précoces, c’est-à-dire les terres cédées par le père à ses enfants de son vivant, les cas de métayage entre proches, sont analysés sur la base de catégories qui ne sont pas toujours adéquates. Une terre en métayage avec son père n’est pas la même chose qu’un métayage avec le propriétaire voisin. Une connaissance insuffisante de la réalité conduit à une collecte de données qui peut être parfois totalement incohérente. Bien sûr, les analyses que l’on pourra faire à partir de ces données ne seront pas pertinentes.

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DE LA PRODUCTION PAYSANNE : UNE TÂCHE DIFFICILE DANS LAQUELLE SONT SOUVENT UTILISES DES CONCEPTS INAPPROPRIÉS

L’analyse économique est l’un des thèmes qui pose le plus de problèmes. La conception traditionnelle consiste à considérer le producteur paysan comme un petit entrepreneur capitaliste. Bien que l’on prétende parfois le contraire, cette approche peut être implicite dans les catégories utilisées pour faire le calcul économique. Nous remarquerons que ce calcul utilise presque toujours les catégories de la comptabilité des entreprises. Une valeur est attribuée à la force de travail familiale, généralement égale au salaire officiel, les produits autoconsommés sont évalués généralement en fonction de leur coût de production, et un résultat est calculé par cycle agricole comme s’il s’agissait d’un profit. Ces calculs ne permettent pas le plus souvent de comprendre comment fonctionnent les unités de production paysannes.

En fait, il est impossible de dissocier la famille de la prétendue « entreprise » lorsqu’on analyse une unité de production paysanne. Il y a des transferts permanents d’argent, de travail et de produits entre la famille et l’entreprise. Les décisions dans l’entreprise dépendent dans une large mesure des problèmes de la famille, de sorte que les premières ne peuvent pas être analysés ou compris sans les seconds. Par conséquent, l’analyse économique « habituelle » appliquée à la paysannerie ne nous permet généralement pas de comprendre le comportement des paysans : celui-ci semble alors être irrationnel, arriéré, dicté par la tradition, fortement ancrée dans leur « mentalité ». On ne comprend pas pourquoi le paysan continue à produire des céréales alors que tout semble indiquer qu’il aurait intérêt à abandonner cette culture « non rentable » et à produire des cultures d’exportation « plus rentables ». On ne comprend pas pourquoi il ne fait pas toujours sienne la technologie moderne que le technicien lui recommande.

Parce que nous sommes partis de catégories d’analyse qui ne sont pas adaptées, nous ne pouvons pas découvrir la logique qui régit pourtant la prise de décision des producteurs paysans. Même lorsque le maïs nous apparaît comme une culture moins rentable que le sésame, par exemple, nous devons nous rappeler que la famille a besoin de cette céréale pour survivre. Lorsque ses réserves seront épuisées, le producteur devra acheter du maïs en situation de pénurie, et le quintal lui coûtera alors beaucoup plus que celui qu’il aurait vendu au moment de la récolte (du moins, c’était la situation avant la Révolution.) Si nous voulons comprendre quelque chose de l’économie paysanne, nous devons en tenir compte et calculer le « coût d’opportunité » d’un quintal de maïs pour l’autoconsommation en fonction de ce qu’il en coûterait au producteur pour acheter ce maïs, et non en fonction des coûts de production calculés de cette céréale.

QU’OBSERVE-T-ON ? QUELLE UNITÉ DE BASE D’ENQUÊTE CHOISISSONS-NOUS ?

Nous avons parlé jusqu’à présent d’enquêtes et d’études en milieu paysan sans préciser quelle était notre unité d’observation de base. Implicitement, cette unité de base était « la ferme » ou « l’exploitation paysanne », « l’entreprise familiale » ou « l’unité de production familiale ». Même lorsque nous étudions ensemble la famille et l’unité de production, cette unité d’observation ne nous permet pas toujours de faire une analyse pertinente.

Il y a des sociétés dans lesquelles le concept « d’unité de production familiale » n’a aucun sens. En Afrique, où prédominent les sociétés basées sur des structures de lignage, on ne peut pas comprendre la société rurale ni la production agricole sans raisonnement à l’échelle d’un peuple, d’une communauté ou d’une famille élargie. En Amérique centrale, et en particulier au Nicaragua, l’unité familiale de production, fondée sur la famille nucléaire, a été considérée comme correspondant à une réalité sociale et comme étant une unité d’analyse pertinente. C’est vrai en première approximation, surtout si on le compare à d’autres réalités rurales comme celles de l’Afrique, par exemple. Mais une analyse minutieuse montre que nous ne pouvons pas tout comprendre en analysant uniquement les familles nucléaires. Nous avons pu montrer en étudiant l’organisation de certaines communautés entières (Etude sur l’organisation familiale dans les communautés de Las Segovias, CIERA 1984, non encore publiée) que de nombreuses relations unissent les unités de production familiale les unes aux autres. De plus, deux générations vivent souvent sous le même toit, le père et un fils, chacun travaillant avec une « certaine indépendance » une partie de la ferme. Les phénomènes d’héritage anticipé, très fréquents dans les campagnes, sont des exemples d’une situation dans laquelle il est difficile de savoir où commence et où finit l’unité de production familiale, car en gardant la propriété légale de la terre, le père conserve également un certain pouvoir de décision sur ce qui se passe dans l’exploitation où son fils travaille. Même lorsque les domaines ont été divisés, une série de liens privilégiés persistent, souvent basés sur la structure de la famille élargie. Ainsi, la complémentarité ou la concurrence entre les unités de production familiales n’apparaissent que lorsqu’une unité familiale nucléaire n’est plus étudiée isolément, mais est relocalisée au sein d’un réseau d’interrelations familiales, productives et sociales.

Après ce rapide coup d’œil sur quelques problèmes méthodologiques rencontrés dans l’étude de la paysannerie et des formes de production paysanne, nous voudrions proposer en guise de conclusions quelques orientations générales qui, à notre avis et à la lumière de l’expérience, nous permettent d’améliorer notre capacité à comprendre la réalité paysanne, ou plus précisément les réalités paysannes.

UNE MÉTHODOLOGIE POUR L’ÉTUDE DE LA PAYSANNERIE

Nous rappellerons d’abord qu’il ne peut y avoir de règles ou de recettes valides dans tous les cas. C’est en fonction de l’objectif poursuivi et des moyens disponibles que toute méthodologie d’enquête devra bien sûr être développée.

Abandonner la notion de paysan moyen et construire une typologie

En général, nous pouvons dire que chaque fois que nous voudrons analyser un processus de développement rural, nous devrons abandonner la notion de « paysan moyen ». Ce « moyen » n’a pas de réalité, il n’existe tout simplement pas. Au contraire, il s’agira de proposer une typologie des producteurs, qui devra nous permettre de mieux comprendre comment chaque paysan réagit à telle politique, à telle ou telle situation, et d’expliquer pourquoi tous ne réagissent pas nécessairement de la même manière.

L’établissement de cette typologie peut conduire à s’interroger sur la pertinence d’une série de catégories habituellement utilisées. Le travail de typification ne pourra être réalisé sans avoir étudié les rapports de production entre paysans et les rapports entre les paysans et les autres classes ou couches sociales. En d’autres termes, proposer une typologie de la paysannerie d’une région, c’est faire une analyse des couches sociales qui existent au sein de la paysannerie.

Tout au long du travail d’analyse, nous nous souviendrons que les vrais rapports de production et les formes de domination ne sont pas toujours les rapports apparents, ce qu’une observation superficielle pourrait permettre de supposer.

Recourir à l’analyse de l’histoire récente

Les types que nous allons définir sont le produit d’une histoire particulière. Par conséquent, chercher à mieux connaître l’évolution récente de l’agriculture nous aidera beaucoup à construire une typologie pertinente. Les paysans plus âgés peuvent apporter énormément à ce travail de reconstruction d’un passé récent. L’analyse historique sera essentielle pour comprendre comment les types actuels sont apparus et comment ils se transforment. En cas de besoin, des « trajectoires d’évolution » de chaque type peuvent être reconstruites. Chaque type est conçu comme un « produit historique et social ».

Analyser l’unité de production familiale en tant que système et en tant que sous-système.

L’analyse des systèmes, ou « analyse systémique », permet souvent de mieux comprendre le fonctionnement des « Unités de Production Familiales ». La notion de système est « à la mode » et est utilisée de nombreuses façons ; mais ce n’est pas notre but ici de discuter de leurs différentes acceptions.

Nous nous contenterons de souligner que l’organisation d’une unité de production répond toujours à certaines conditions externes et internes, et qu’elle se produit en fonction de certains objectifs. Une unité de production se compose de nombreux éléments qui sont fortement interdépendants les uns des autres, qui interagissent les uns sur les autres et évoluent simultanément. L’étude systémique nous permet de découvrir la cohérence de l’ensemble, et nous permet également d’identifier les contradictions internes qui se produisent dans l’unité de production familiale. Par conséquent, l’étude de cette unité en tant que système aide le chercheur, le technicien, le planificateur à comprendre l’impact possible d’une action de développement, et les répercussions qu’elle peut avoir dans d’autres domaines.

L’analyse systémique permet également de comprendre le fonctionnement économique de l’unité, à partir d’une hypothèse fondamentale : le comportement de l’agriculteur est rationnel. Cette hypothèse centrale de la rationalité du fonctionnement économique peut être critiquée : en effet, comme celle de tout acteur social, la pratique des agriculteurs est en partie inconsciente et ne peut être totalement réduite à une série de décisions rationnelles. Mais si le comportement d’un individu ne peut pas être considéré a priori comme totalement rationnel, le fait de considérer le comportement d’une couche sociale comme rationnel contribue presque toujours à accroître la pertinence de notre analyse. Et au moins, nous partons du constat qu’il n’existe pas dans l’univers paysan une seule rationalité, la rationalité capitaliste, mais plusieurs rationalités différentes, selon la nature des rapports sociaux.

En faisant l’effort d’analyser comment le producteur a pris ses décisions, nous découvrirons quelles catégories économiques utiliser dans chaque situation. La notion de « coût d’opportunité » des différents biens et facteurs de production devient souvent déterminante pour comprendre la rationalité économique du producteur : le coût d’opportunité est la valeur que le producteur aurait pu obtenir à un moment donné de la vente d’un produit ou de sa force de travail, ou qu’il aurait dû payer pour acheter un produit. L’autre élément important pour comprendre les décisions du producteur est la prise en compte du risque que chaque alternative implique. Sans cet élément, il est probable que dans de nombreux cas on ne puisse comprendre les décisions de certains groupes de producteurs. Choisir l’alternative la moins risquée signifie, dans de nombreuses situations, obtenir un revenu moyen plus faible, mais cela permet de rester producteur, et de ne pas disparaître à la première mauvaise récolte.

Nous voyons maintenant clairement qu’il ne suffit pas d’étudier en profondeur un agriculteur pour reconstruire son système de production de manière pertinente, ni pour comprendre ses problèmes et ses perspectives d’évolution. Seule une étude comparative de plusieurs producteurs permettra de sélectionner les éléments d’analyse pertinents.

L’analyse des systèmes nous invite également à analyser l’unité de production familiale comme un sous-système d’autres systèmes plus généraux. Selon la réalité étudiée, il sera possible d’étudier les « systèmes familiaux », le « système agraire » dans son ensemble, qui lui-même fait partie du « système socio-économique global ».

Ne pas perdre de vue l’exigence de représentativité

Revenons aux techniques des enquêtes, à la conception d’une enquête. Nous ne pourrons pas toujours répondrons à nos exigences de représentativité et de précision avec un échantillonnage aléatoire. Nous pouvons procéder d’une autre manière, en faisant une stratification fine de notre univers, et en réalisant une série d’études de cas. Le but de ces études sera d’observer et d’analyser les différences entre paysans afin de comprendre les mécanismes de différenciation de la paysannerie. Cette méthode peut apporter plus de lumière sur la problématique du développement qu’une enquête aléatoire traditionnelle. En étudiant quelques cas en profondeur, nous gagnons beaucoup en qualité et en précision des données.

Mais alors, il est très important de limiter les risques de se tromper dans la sélection des producteurs à étudier. Il sera nécessaire de faire un zonage soigneux et raisonné de la région d’études et de déterminer quels sont les principaux facteurs limitants qui entravent le développement des paysans dans chaque zone. Nous ferons appel à toutes les sources de connaissances disponibles dans le domaine pour préciser, à l’avance autant que possible, les hypothèses de travail qui serviront à la construction de l’échantillon. Il pourrait être nécessaire à un moment donné de réintroduire un facteur de sélection aléatoire pour limiter les biais, mais dans l’ensemble, l’échantillon sera construit de manière raisonnée.

L’ENQUETEUR ET LE RÉPONDANT DOIVENT JOUER UN RÔLE ACTIF DANS LA RECONSTRUCTION LOGIQUE DE CHAQUE CAS.

Les difficultés que nous avons pointées du doigt nous amènent à privilégier une forme d’enquête qui permette à l’enquêteur et à l’enquêté de procéder ensemble à la reconstruction de la logique du « système famille-exploitation agricole », au lieu de simplement demander à l’enquêteur de poser des questions et à l’enquêté d’y répondre, en remettant à plus tard la phase d’analyse et d’interprétation qui sera en charge de quelqu’un d’autre, le chercheur. Nous croyons qu’il est essentiel que le système soit analysé au fur et à mesure de la réalisation des entretiens, et que le producteur participe à cette tâche. L’enquête est dès lors conçue sur la base de plusieurs visites : entre deux visites, l’enquêteur a pu traiter les données qu’il avait privilégiées lors de la visite précédente. Il peut être nécessaire de se rendre sur les parcelles de l’agriculteur et d’allier observation et questions à l’agriculteur, surtout si on cherche à étudier des aspects agronomiques (agriculture ou élevage).

À la fin de l’étude de cas, l’enquêteur discute le résultat de son travail avec le producteur, en examinant avec lui de manière critique une série de bilans synthétiques qui mettent en évidence la cohérence et les contradictions du système : bilan du travail par parcelle tout au long de l’année, bilan de trésorerie par mois. etc.

UN PROCESSUS D’ALLERS-RETOURS ENTRE LE TERRAIN ET LA THÉORIE

Le découpage de l’enquête en plusieurs entretiens, différés dans le temps, permet au chercheur de faciliter la confrontation entre les hypothèses et l’observation de la réalité.

En fait, la conception même de l’enquête résulte d’un processus similaire. Partant d’une certaine perception de la réalité, l’enquête est élaborée et l’enquêteur retourne sur le terrain pour tester l’hypothèse. En raison de la complexité de la réalité observée, il nous semble important de concevoir l’enquête ou l’étude d’une façon telle que soit favorisé ce double mouvement « du terrain à la théorie » et « de la théorie au terrain ». Seul un processus itératif de cette nature peut permettre de corriger les erreurs initiales de conception tout au long de l’étude4.

CONCLUSION

Connaître le milieu rural pour pouvoir le transformer en améliorant les conditions de vie de la majorité des paysans n’est pas une tâche facile. Il ne suffit pas d’avoir des méthodes fiables, car la relation entre les techniciens et les paysans, et la relation entre les chercheurs et les paysans ne sont pas seulement des relations professionnelles. Elles cachent aussi des relations sociales.

En fin de compte, le niveau de participation des organisations paysannes et la possibilité de faire reconnaître le « point de vue des paysans » seront décisifs pour produire des connaissances utiles pour le plus grand nombre de personnes, et pour éviter tout détournement pour d’autres finalités. Mais cela implique que le travail du chercheur et celui du technicien soit de critiquer en permanence leurs instruments d’analyse, et de les améliorer en les confrontant à ce qu’on attend d’eux.

1 Centre de recherches et d’études sur la réforme agraire (note du traducteur)

2 On démontre que la taille de l’intervalle varie proportionnellement à l’inverse de la racine carrée de la taille de l’échantillon

3 Si nous calculions les intervalles de confiance pour ces paramètres, nous nous rendrions compte que dans de nombreux cas, nous ne pouvons pas conclure. En divisant l’échantillon initial en sous-échantillons, le nombre de cas observés dans chaque situation est trop faible et les intervalles de confiance s’allongent à un point tel qu’aucun résultat significatif ne peut être obtenu.

4 Dans le cas de la réalisation d’une pré-enquête (sondage ou étude de cas), avant de réaliser une enquête plus large, le contenu de cette dernière ne pourra être élaboré qu’une fois que les résultats de la première auront été analysés.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Contexte

Cet article synthétise les enseignements méthodologiques tirés d’un travail d’enquêtes et d’études sur la partie occidentale de la région de Las Segovias (municipalités de San Juan de Limay, Pueblo Nuevo, Somoto, San Lucas, Las Sabanas et San José de Cusmapa), réalisée par le CIERA (Centre d’études et de recherches sur la réforme agraire) dans le cadre de la préparation du projet « PRONORTE », financé par le FIDA.

L’auteur travaillait alors pour le ministère français des Affaires étrangères en tant que chef de mission de coopération avec le CIERA, chargé des unités d’évaluation des projets et des études sur les systèmes agraires. Cette réflexion a été soutenue par la chaire de développement agricole de l’INA-PG (Institut National Agronomique Paris-Grignon, France) et plusieurs experts travaillant au CIERA y ont participé, notamment David Kaimowitz et Peter Nemenyi.

Bien qu’elle ait été écrite il y a plus de quatre décennies, elle reste tout à fait valable à l’ère du développement de l’« intelligence artificielle », raison pour laquelle nous avons décidé de l’inclure dans le site de ressources documentaires www.agter.org.

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