français | español | english
Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

Que retenir de ce voyage dans les forêts du Sud du Cameroun ?

Rédigé par : Michel Merlet

Date de rédaction :

Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Type de document : Étude / travail de recherche

Résumé

En guise de conclusions à ce stade de notre réflexion collective, limitons-nous à rappeler quelques idées très générales en nous centrant sur la question de la reconnaissance des droits des populations qui vivent dans les forêts tropicales humides du Sud du Cameroun et à formuler quelques questions qu’il nous semble important de continuer à approfondir.

Les acteurs pivot, l’État et les grandes entreprises

L’histoire de la gouvernance des forêts au Cameroun est celle d’une appropriation de plus en plus poussée des ressources communes par une minorité d’acteurs et donc, parallèlement, aussi celle de la dépossession des populations qui y vivent. Les réformes du secteur forestier réalisées depuis 1994, qui confèrent au pays un statut de pionnier dans le bassin du Congo, ont sans nul doute conduit à des améliorations sensibles en matière de transparence et de contrôle de l’exploitation forestière. Elles ont aussi institué des mécanismes visant à aller vers une meilleure redistribution de la rente forestière aux populations. Mais ont-elles vraiment amélioré les chances des populations de pouvoir jouer à l’avenir un rôle clé dans la gouvernance des territoires et de leurs ressources ?

Nous avons vu que la terre et les ressources forestières étaient gérées au Cameroun de façons distinctes1.

  • Le statut du foncier, hérité de l’époque coloniale, reste largement ambigu. L’État est légalement le « gardien » des terres du « domaine national », mais un certain nombre de textes du droit « positif » ouvrent des brèches pour qu’il se comporte comme s’il était « propriétaire » de toutes les terres qui n’ont pas été préalablement immatriculées au nom d’une personne ou d’une entité autre. Reconnaître des droits à l’État sur le « domaine national » est tout à fait logique. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est de considérer que ces droits de propriété sont de même nature que ceux qui relèvent de la « propriété » d’un individu. En attribuant abusivement au concept de « propriété » (au singulier) une valeur absolue et exclusive, on nie l’existence de tout autre droit que celui du propriétaire. Or, ces terres sont occupées par des communautés de façon coutumière, parfois depuis très longtemps, et gouvernées avec un droit endogène qui évolue constamment. Certaines dispositions légales précisent toutefois que les communautés coutumières ou leurs membres peuvent demander la « propriété » des terres qu’ils occupent2. Il ne s’agit pas tant d’une reconnaissance de leurs droits, dans leur diversité et leur pluralité, mais d’une attribution par l’État depuis le haut d’un droit d’une toute autre nature. La seule façon de sortir de ces contradictions serait de reconnaître une pluralité de droits et une pluralité d’ayants droit, et de s’inscrire délibérément dans une perspective de « pluralisme juridique ».3

  • Les ressources forestières sont traitées à part. Après 1994, un « zonage » des espaces forestiers a été réalisé, mais ce n’est qu’au travers du processus postérieur de « classement »4 que les zones forestières sont légalement placées dans une catégorie juridique donnée, après qu’ait eu lieu selon la loi un débat public et contradictoire. Ce travail de classement conduit à définir un Domaine Forestier Permanent et un Domaine Forestier non Permanent. En comparant les superficies couvertes par l’ensemble de ces deux domaines et l’occupation actuelle du Sol du Cameroun, on s’aperçoit qu’une part importante du « domaine national de l’État » n’a pas encore été « classée ». Si l’essentiel des forêts denses, qui avaient été positionnées dans le zonage comme devant intégrer le Domaine Forestier Permanent, ont déjà été classées comme telles, près de 90% des forêts qui devraient intégrer le Domaine Forestier non Permanent n’ont pas encore été classées 5. L’ensemble des forêts, quel que soit leur statut légal, doivent être gérées conformément aux règles établies par le Ministère chargé des forêts. L’État délivre des « concessions » ou autorise des « ventes de coupe » ponctuelles. Les droits d’usage des populations locales sur la plupart des produits non ligneux et de la chasse sont censés être respectés, à condition de ne pas toucher à des espèces protégées et que ces usages se fassent « en vue d’une utilisation personnelle » et pas pour la vente. Sur le terrain, les choses se passent le plus souvent bien différemment : c’est toujours la « fonction » de production de la forêt qui est privilégiée et non les droits d’usage des populations autochtones.

Dans la pratique, même si les droits sur la terre ne sont pas concernés par la politique forestière, l’impact sur l’emprise foncière des populations et sur l’appropriation des ressources communes en général est bien réel.

En 2011, les unités forestières d’aménagement (UFA) attribuées à une soixantaine de sociétés représentaient environ 6 millions d’hectares, sur un total de 8 millions d’hectares destinés aux forêts de production, alors que les 34 forêts communales couvraient un peu plus de 800 000 d’hectares. Les aires protégées, elles, représentaient 7,4 millions d’hectares.6

Globalement, la réforme a étendu l’aménagement forestier à toute la zone sud et sud-est du pays, qui était encore quasiment vierge ou n’avait pas connu d’exploitation forestière auparavant. Une partie des forêts permanentes y a été classée comme zones protégées et une autre a été destinée à la production. (voir cartes 1992 - 2007)

Dans les régions situées plus au nord, qui avaient en partie fait l’objet d’une exploitation antérieure, un grand nombre de permis n’ont pas été renouvelés. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait plus du tout d’exploitation forestière dans cette zone. Celle qui s’y opère encore est illégale, mais nullement négligeable en volume7. C’est dans cette zone que se trouve une grande partie des terres qui pourraient intégrer le Domaine Forestier non Permanent, sur les terres du « domaine national de l’Etat » (les forêts du domaine national représentant en tout 14,6 millions d’ha8). C’est aussi sur ce type de terres que se posent les problèmes de non reconnaissance des droits coutumiers des communautés que nous évoquions plus haut, et c’est aussi là que l’on voit se multiplier les concessions agro-industrielles. On y trouve aussi bien sûr les « forêts communautaires » (1 million d’ha en cours de négociation en 2011 et un peu moins de 600 000 ha avec une convention définitive9), en rapide augmentation au cours des dernières années, mais dont nous avons vu précédemment au travers de quelques exemples les limites en matière de gestion par les communautés.

Les expériences d’autres régions du monde montrent qu’il existe d’autres options

Face à des situations de ce type, le renoncement est souvent de rigueur. Faute de pouvoir imaginer que les choses puissent évoluer différemment, chacun essaye de tirer son épingle du jeu à titre individuel du mieux qu’il peut.

Bien que les moyens dont l’équipe d’AGTER dispose soient extrêmement réduits en comparaison avec l’ampleur des défis qui existent en matière de gouvernance des ressources naturelles, la méthode que nous mettons en œuvre vise à permettre aux utilisateurs de ne pas sombrer dans cette attitude. L’élaboration de ce dossier avec les partenaires de Rights and Resources Initiative au Cameroun s’est réalisée en plusieurs étapes et de différentes façons, mais sans présence permanente de chercheurs d’AGTER dans le pays. Sans aspirer dans ces conditions à concurrencer les instituts de recherche au niveau de la production scientifique, il est possible de construire une réflexion collective critique avec les acteurs qui disposent d’une profonde connaissance du terrain. Nous nous sommes appuyés sur les travaux des nombreux chercheurs, sur les connaissances accumulées des ONGs camerounaises, mais aussi des producteurs agricoles et des chasseurs cueilleurs que nous avons rencontrés : sans ces apports, cette réflexion n’aurait pas été possible.

Mais c’est aussi sur la base des réflexions conjointes menées en parallèle au Guatemala que nous avons travaillé. Fin Août 2012, un voyage d’étude auquel ont participé deux dirigeants d’organisations de foresterie communautaire du Guatemala, et deux personnes de l’équipe centrale d’AGTER a permis d’aller sur le terrain avec des dirigeants et des membres d’ONG Camerounaises et de croiser nos regards. Cette démarche originale, qui combine une dimension de voyage d’étude et une expertise citoyenne permet d’élargir le champs des observations et joue un rôle essentiel dans le processus d’élaboration d’une réflexion collective innovante. Les réflexions qui sont nées de cette riche expérience sont compilées dans un document spécifique, qui est disponible en français et en espagnol (voir le dossier « La gouvernance des forêts au Cameroun et au Guatemala. Une réflexion croisée entre deux réalités »)

L’expérience guatémaltèque montre que, dans des conditions historiques et sociologiques très différentes mais également très difficiles, une autre voix de construction d’une gouvernance durable des forêts a été possible. Dans les régions basses du Peten, ce sont les entreprises forestières communautaires qui sont devenues les acteurs clés et une dynamique de renforcement des communautés mayas des hautes terres est en cours. Nous renvoyons le lecteur au dossier similaire à celui-ci qui a été produit sur ce pays (La gouvernance des forêts au Guatemala).

La mise en place d’une option autre, qui s’appuierait sur les communautés villageoises, sur des entreprises communautaires et de petits entrepreneurs nationaux, assumant le rôle d’acteurs pivot à la place des grandes entreprises est tout à fait envisageable. Mais il ne faudrait surtout pas déduire de ces observations qu’il existe une solution facile, clef en mains. Cette option alternative ne peut être immédiatement viable et ne relèvera jamais de l’application de modèles développés ailleurs dans le monde. Il nous faut nous interroger sur l’impact des politiques forestières et économiques sur l’évolution des rapports de force entre les différents acteurs. C’est cette évolution qui détermine dans une large mesure le futur sur le moyen et sur le long terme. Pour pouvoir comprendre la diversité des rapports entre les différents groupes sociaux, la complexité des sociétés, nous avons dû renoncer à une vision juridique dans laquelle seul l’État dicterait le droit. C’est la raison pour laquelle nous avons adopté une vision fondée sur le pluralisme juridique dans la construction de ces deux dossiers.

En regardant l’expérience du Guatemala, on prend conscience que si les communautés rurales du Cameroun pouvaient effectivement apprendre à exploiter les ressources ligneuses des territoires qui leur sont reconnus, elles réussiraient sans doute à peser différemment dans les rapports de force au bout de quelques années. La question qui se pose alors est la suivante : que faudrait-il faire pour que les communautés des régions forestières puissent apprendre collectivement à gérer leurs ressources communes ? La construction de nouvelles modalités de gouvernance ne se fait jamais en quelques jours, ni par décret. C’est un processus qui prend du temps, qui exige de pouvoir corriger les erreurs en chemin, et donc de ne pas avoir perdu l’essentiel de son patrimoine lors d’un premier échec. Il demande certes que les acteurs agissent comme les propriétaires des biens et des droits. Mais il demande aussi tout un apprentissage, toujours complexe et contradictoire, qui soit constamment être amélioré.

Ce sont ces processus que nous cherchons à favoriser. Avoir la possibilité de regarder ailleurs pour construire chez soi une stratégie qui ait des chances de succès en fait partie. Cela confère aux acteurs un véritable avantage sur ceux qui n’ont jamais eu ce privilège. Ces dossiers documentaires constituent un des outils pour y parvenir.

 

1 On peut en dire autant des ressources minières, qui sont aussi gérées indépendamment des forêts et du sol.

2 La loi précise que les collectivités coutumières, leurs membres ou tout autre personne de nationalité camerounaise qui occupent ou exploitent paisiblement des terres d’habitation, des terres de culture, de plantation, de pâturage et de parcours dont l’occupation se traduit par une emprise évidente de l’homme sur la terre et une mise en valeur probante, continueront à les occuper et à les exploiter et pourront, sur leur demande, y obtenir des titres de propriété (art.17 et art. 15 de l’ordonnance # 74-1 du 6 juillet 1974, cité par A. Rochegude et C. Plançon, dans Décentralisation, acteurs locaux et foncier. Comité technique foncier et développement, Nov. 2009.

3 Notons que cette situation se retrouve dans beaucoup d’autres pays, et que le cadre légal camerounais est plus ouvert au pluralisme que la plupart d’entre eux.

4 Toppa, Karsenty, et al. 2010. Banque Mondiale. Forêts tropicales humides du Cameroun. Une décennie de réformes. p. 32 - 35.

5 WRI, 2012. Atlas forestier interactif du Cameroun. Version 3.0. Document de synthèse. Carte 3 p 32 et observation p 33.

6 WRI, 2012, Op.cit.

7 L’exploitation illégale constitue selon les experts la principale source d’approvisionnement du marché national de bois et il semble clair qu’elle a lieu essentiellement aujourd’hui sur ces forêts, les UFA étant soumises à des contrôles de plus en plus stricts et les zones protégées étant plus difficilement accessibles et gardées.

8 WRI,2012, Op.cit.

9 Ibidem.