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Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

Cahier de propositions POLITIQUES FONCIERES ET REFORMES AGRAIRES. Partie I. Comment sécuriser les droits des usagers ? (2 de 2)

Mécanismes locaux de gestion par les populations. Une remise en cause conceptuelle incontournable

Documents sources

Merlet, Michel. Cahier de propositions. Politiques foncières et réformes agraires. Octobre 2012. Réseaux APM,IRAM. 130 p.

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3. Construire des mécanismes locaux de gestion permettant des évolutions contrôlées par les populations rurales

L’enregistrement des droits n’est pas suffisant en soi. Les droits évoluent constamment par les ventes, cessions en faire-valoir indirect, héritages, etc. Leur nature même peut se transformer, petit à petit avec l’évolution des rapports sociaux.

  • Les droits fonciers doivent donc pouvoir être constamment actualisés, faute de quoi les opérations de mise en place de cadastres réalisées à des coûts importants demandent à être répétées au bout de quelques années.

  • les évolutions sociales, plus lentes, doivent aussi pouvoir se traduire par des adaptations des concepts juridiques et des modes de validation des droits. Les lois font souvent appel à des termes issus de réalités distinctes, faisant référence à des espaces géographiques ou à temporels différents de ceux auxquels elles s’appliquent, ce qui entraîne des effets pervers pouvant être importants.

Les systèmes habituels de cadastre et de registre de la propriété peuvent fonctionner assez bien pour les propriétés d’assez grande taille et les propriétaires aisés. Les frais d’experts géomètres, de notaires et d’enregistrement des cessions, héritages, etc, ne représentent pas un pourcentage trop élevé de la valeur du bien. Il en est tout autrement des petites parcelles des paysans pauvres, et des paysans vivant dans des localités très éloignées des centres administratifs: dans les deux cas les coûts de transaction deviennent prohibitifs et les usagers n’ont pas d’autre choix que de rester ou retourner dans une gestion informelle, qui n’est pas ou qui n’est que partiellement reconnue légalement. Remédier à cette situation par le biais d’un système centralisé implique des coûts très élevés. Si on ajoute à cela la grande diversité des situations locales, on voit que la mise en place de mécanismes décentralisés d’actualisation des droits s’avère être incontournable. Pourtant, très peu d’efforts et de moyens, nationaux et de la coopération internationale, y sont aujourd’hui consacrés.

C’est sans doute en partie parce que le type de travail que cela exige est beaucoup plus complexe que l’exécution d’un projet de développement habituel. La mise au point de mécanismes décentralisés d’administration des droits ne peut se limiter à des opérations mécaniques d’enregistrement et exige le plus souvent une capacité de gestion politique des droits. Celle-ci suppose une structuration adéquate de la société au niveau local, soit en dit en d’autres termes l’existence d’un capital sociétal suffisant, pour que puissent fonctionner des mécanismes de résolution des conflits, de médiation et d’arbitrage sans avoir à utiliser systématiquement les tribunaux ordinaires. Ceux-ci ne permettent pas en général de résoudre les conflits car l’accès des différentes couches de la population à l’information juridique et aux procédures judiciaires est souvent très inégal: les plus pauvres ne peuvent compter sur elles pour défendre leurs droits.

La gestion des droits passe souvent par des règles non écrites, connues et acceptées de tous au niveau local, et pouvant être très différentes d’un endroit à un autre. A ces règles locales, s’ajoutent des principes communs de droit, ayant une base d’application plus large, que l’on reconnaît comme droit coutumier. Dans beaucoup de pays en développement, le droit dit « moderne », le plus souvent importé par les colons constitue un ensemble distinct dont les principes entrent souvent en contradiction avec le droit coutumier. Coutume et droit moderne évoluent sans cesse, à des rythmes variables.

Très peu de politiques nationales ont cherché explicitement à renforcer la capacité de gouvernance locale et de gestion des biens communs. L’exemple historique du Mexique fait exception à cet égard, avec la forme de gestion originale issue de la révolution paysanne du début du XXième siècle, l’ejido, qui instaurait pour la gestion des terres de la réforme agraire (voir encadré_11). Ce système recrée comme dans les communautés indigènes, un mécanisme explicite de gestion des biens communs44.

L’intervention très forte de l’Etat dans le cadre politique très particulier du Mexique, avec le Parti Révolutionnaire Institutionnel, constitue l’autre caractéristique de ce schéma original.

Encadré # 11 Une gestion originale du foncier au Mexique: l’ejido. Origines et fonctionnement45

La question agraire est au centre de la révolution mexicaine contre la dictature de Porfirio Diaz (du début XXième). Les inégalités d’accès au foncier héritées du passé s’étaient fortement accrues et de gigantesques latifundia s’étaient constitués à partir des terres communales. Vers 1905, 0,2% des propriétaires possèdent 87% des terres ! Les revendications des forces dirigées par Emiliano Zapata et des autres mouvements paysans portent sur la restitution des terres usurpées aux villages des populations métisses et aux communautés indiennes, et sur la limitation de la taille de la propriété foncière (loi agraire zapatiste de 1915).

La réforme agraire mexicaine, conçue et réalisée par les paysans, instaure un dispositif de gestion du foncier dans lequel s’articulent les droits individuels des exploitants avec la gestion communale du territoire, l’ejido. Si celui-ci s’inscrit dans la continuité par rapport aux modes de gestion en vigueur dans les communautés indigènes, il est très original si on le compare aux modalités qui seront appliquées lors des réformes agraires ultérieures. La Constitution de 1917 (article 27) non seulement reconnaît la propriété communale, mais établit que les villages ne disposant pas de terres doivent en être dotés à partir de l’expropriation des grandes exploitations. Sur les territoires contrôlés par les indiens, le régime de communautés indigènes est reconnue et légalisé. Dans les autres cas, un nouveau régime foncier est instauré, l’ejido46. L’approfondissement de la réforme agraire sous le gouvernement de Lazaro Cardenas renforce son rôle. Entre 1930 et 1940, la moitié des terres cultivables devient « ejidales », apportant un peu plus de 50% de la production nationale.

Le régime foncier de l’ejido se caractérise par le fait que les membres de l’ejido ont un droit d’usage sur les parcelles qu’ils travaillent à titre individuel47. Ils peuvent le céder en héritage à leurs descendants et le perdre s’ils abandonnent leurs parcelles pendant plus de deux années consécutives. Les parcelles et entreprises communes de l’ejido alimentent un fonds commun qui ne pouvait en principe être distribué individuellement, ni utilisé à des fins politiques ou religieuses. La plus haute instance de décision de l’ejido est l’assemblée générale des membres de droit. Elle élit un comisariado ejidal, qui est chargé de gérer les biens communs et un conseil de surveillance. Le comisariado ejidal est aussi investi d’un pouvoir de résolution des conflits internes sur le foncier et est habilité à prendre des sanctions en cas de non application des règles.

L’industrialisation du Mexique à partir des années 40 se fonde en grande partie sur l’élargissement du marché intérieur qui résulte de l’amélioration du niveau de vie des paysans ayant bénéficié de cette répartition des terres.

Mais le modèle de l’ejido n’a pas été exempt de défauts: ingérence importante des organismes de tutelles de l’Etat qui donnait à l’ejido un caractère hybride d’organe de gestion locale et de dépendance de l’Etat, différenciation interne souvent forte au sein de l’ejido, facilitée par l’organisation de sociétés de crédit qui ne bénéficiaient qu’à une minorité d’ejidatarios, apparition de caciques «ejidaux». Pour ces différentes raisons, les instances de contrôle social n’ont pas pu évoluer pour empêcher un certain immobilisme en matière d’accès au foncier, contourné là où il existait un fort potentiel économique par des arrangements en marge de la loi. Le parcellement des exploitations avec les divisions est devenu très important. En 1988, 49% des parcelles ejidales avaient moins de 5 ha.

La modification en 1992 de l’article 27 de la constitution qui établissait le régime de l’ejido et servait de base à la réforme agraire a suscité un très vif débat national. Elle permet la reconnaissance et l’inscription des droits individuels au sein des ejidos, ainsi que leur transformation en propriété privée sous certaines conditions. Le processus correspondant connu sous le nom de PROCEDE, (programme de certification des droits ejidaux) reconnaît dans une large mesure des évolutions commencées bien avant la loi de 1992 dans beaucoup d’ejidos, avec une transformation des droits fonciers en marchandises en marge de la loi, sans que les mécanismes de contrôle social aient pu évoluer en conséquence. Le PROCEDE n’implique pas la disparition de toute gestion commune du foncier, mais vise à une modernisation des mécanismes de régulation. Son application a eu des expressions très différentes suivant les régions, et n’a pas en général provoqué une privatisation massive des terres.

Le défi le plus important est certainement de faire évoluer le système de l’ejido sans retomber dans un système de propriété absolue, qui ferait table rase de ses apports originaux en termes de gestion des biens communs.

Certaines institutions de coopération internationale appuient aujourd’hui des expériences qui visent à reconstituer ou à créer une capacité locale de gestion des ressources naturelles. La fiche # 1 de la deuxième partie de ce cahier sur l’expérience du Mayo-Kebbi au Tchad en constitue une illustration pour l’ Afrique subsaharienne.48

Mais c’est aussi d’un besoin similaire, dans un contexte complètement différent que naît l’expérience de la constitution de la Société Civile des Terres du Larzac, en France, qui fait l’objet de la fiche # 17.49

Il existe aujourd’hui un certain nombre d’outils qui permettent d’aller dans le sens d’un renforcement des capacités de gestion des ressources foncières. C’est le cas de la cartographie participative du foncier et des ressources, qui permet d’exprimer dans des termes compréhensibles à des acteurs extérieurs au milieu local, des emprises spatiales complexes perçues jusqu’alors seulement de façon implicite par les seuls acteurs locaux.

La cartographie participative est donc un outil de communication, mais c’est aussi un instrument susceptible d’augmenter la transparence et de permettre une meilleure publicité des droits dans un contexte qui évolue rapidement. Elle implique l’accès des acteurs locaux à des moyens modernes de représentation cartographique et de télédétection50. La faisabilité d’actions de ce type a été prouvée par un certain nombre d’expériences pilotes.51

Certains outils complémentaires, non directement liés au foncier permettent aussi d’améliorer le capital sociétal. Nous pensons en particulier aux divers mécanismes d’apprentissage de gestion des biens communs52, et d’une façon plus large à tous les moyens de faire de renforcer la structuration du milieu et la capacité de contrôle de populations sur leur propre destin (empowerment), basés sur l’innovation sociale, l’expérimentation et l’apprentissage par l’action.

4. Une remise en cause conceptuelle désormais incontournable

On évoque souvent la « Tragédie des communaux » pour justifier la nécessité d’une appropriation privée des ressources, en faisant référence à l’article publié en 1968 par G. Hardin: selon cet auteur, toute ressource limitée dont la tenure est collective tend à être gérée d’une façon non durable jusqu’à épuisement de ses ressources, chacun ayant intérêt à en tirer le maximum de profit avant qu’un autre le fasse à sa place. Pourtant, le problème n’est pas l’existence en soi de biens communs, mais bien l’absence de règles et de mécanismes pour en assurer la gestion conformément à l’intérêt général.

Cette réflexion sur la gestion des biens communs doit être menée à différentes échelles: au niveau local, régional, national. Mais il est aujourd’hui évident qu’elle doit aussi s’étendre au niveau d’ensembles régionaux multinationaux et parfois planétaires. Dans cette perspective, la question foncière constitue une des grandes questions mondiales, de nombreuses ressources de la planète étant perçues de plus en plus comme bien commun, et « patrimoine » de l’humanité.

La question de la gestion durable des ressources naturelles dépasse le strict cadre de la réflexion sur le foncier, tout en étant indissociable de celle-ci. Tant les débats sur la gestion concertée des ressources dans les pays du Sud avec les populations rurales (devant l’impossibilité de se limiter à une politique de conservation fondée sur des réserves et des parcs nationaux dont les hommes sont exclus), que ceux sur la multi-fonctionnalité de l’agriculture dans les pays européens, attestent de cette recherche de nouvelles modalités et règles qui s’exprime entre autres par le concept de gestion patrimoniale.53

Une meilleure sécurité foncière passe par la création de nouvelles capacités sociales, une meilleure structuration des sociétés rurales et la mise au point d’institutions rénovées et ne peut être atteinte par la seul perfectionnement technique de l’enregistrement des droits ou des cadastres. Au regard des expériences que nous avons évoquées et des évolutions en cours, c’est bien d’une remise en cause fondamentale des valeurs et concepts aujourd’hui dominants en matière de propriété dont nous avons besoin pour pouvoir progresser et dépasser les obstacles crées par leur inadéquation aux situations actuelles. Comme nous l’avons vu, cela implique d’abandonner l’illusion de la propriété absolue et de reconnaître dans le foncier l’existence en toutes circonstances d’une part de bien commun qu’il convient de gérer avec des instances appropriées.

Cette évolution conceptuelle est loin d’être acquise, comme le prouvent les violents débats et les luttes au niveau mondial entre sociétés civiles, entreprises transnationales, gouvernements et institutions internationales. Des intérêts privés importants continueront à s’y opposer violemment pendant encore longtemps et elle ne pourra se faire sans l’existence d’organisations paysannes puissantes, représentatives et démocratiques. En ce sens, le débat sur les droits de propriété sur le sol s’intègre dans la recherche d’une véritable gouvernance mondiale.

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44 Le régime foncier des terres des communautés indigènes se caractérise en général au Mexique par une tenure foncière collective avec la reconnaissance de droits d’usufruit individuel pour les membres de la communautés sur la partie des terres qu’ils cultivent. Ces droits sont le plus souvent transmissible aux enfants, et peuvent être cédés ou vendus à un autre membre de la communauté. Le maintien des droits implique pour chaque comunero (ayant droit, en général les chefs de famille) l’acceptation d’un certain nombre de devoirs personnels: apporter un certain nombre de jours de travail pour la communauté (tequio) et remplir les fonctions d’intérêt collectif que l’Assemblée lui confie périodiquement (cargos). La communauté est dirigée par une Assamblée des « Comuneros » souveraine à côté de laquelle on trouve des instances consultatives importantes (Conseil des anciens, ou de personnes reconnues). Il existe une structure exécutive, le « Comisariado de Bienes Comunales », qui est chargé comme son nom l’indique de la gestion des biens communs, et des instances de surveillance.

45 à partir de La transformación agraria. Origen, evoluciones, retos. Ed Sec de Reforma Agraria. 1997. Voir aussi Laura Randall (Coord.), Reformando la Reforma Agraria Mexicana. UAM. 1999.

46 si le nom provient de l’histoire agraire espagnole et coloniale, il désigne une situation nouvelle et originale de gestion du foncier.

47 Seulement dans une très petite minorité d’ejidos, le travail a été totalement collectif.

48 Voir la fiche # 1 de la partie 2. Bernard Bonnet. Gestion concertée des espaces et des ressources communes au Mayo-Kebbi. Tchad. IRAM - GTZ.

49 Voir la fiche # 17 de la partie 2. José Bové. La Société Civile des Terres du Larzac, une approche novatrice et originale de la gestion foncière des territoires ruraux. France.

50 Il convient de pas se limiter aux outils souvent infantiles des diagnostics ruraux participatifs, une méthode de connaissance rapide à la mode au cours de la décennie passée transposée abusivement à la recherche de participation des acteurs et utilisée mécaniquement par de très nombreux projets dans les pays en voie de développement.

51 Voir par exemple les expériences de cartographie menées avec des populations métisses et indigènes au sein du Projet Frontières Agricoles (UE) en Amérique Centrale, sous la direction de Michel Laforge et Pablo Torrealba.

52 Cf. par exemple l’expérience de l’IRAM au Mali, avec le Fonds d’Investissement Local de Sikasso dont les objectifs étaient de permettre une meilleure gestion des subventions, en limitant le plus possible leurs effets négatifs et pervers, et d’accroître le capital sociétal, en améliorant la structuration du milieu rural, en accroissant la maîtrise des ruraux sur leur environnement, et leur capacité de gestion collective de problèmes communs au niveau de leur territoire. Les trois principes de base de la méthodologie sont: 1/ reconnaître l’existence de dynamiques locales, et d’intervenir de façon à permettre à des groupes sociaux marginalisés de construire leur propres institutions, leur propre avenir. 2/ donner le pouvoir de décision aux producteurs et autres acteurs locaux, en les mettant en position de propriétaire des ressources et de maître d’œuvre des projets. 3. permettre aux acteurs de se former au travers des actions, en ayant droit à l’erreur. Cela implique une distinction entre fonctions techniques et financières; des appuis spécifiques à la maîtrise d’œuvre et aux prestataires de services, mais aussi une progressivité dans les montants alloués, la mise en place de contre-pouvoirs et d’un contrôle social croisé systématique, pour éviter le renforcement des caciques et la corruption, la recherche du caractère durable des investissements, et une durée suffisante d’intervention pour que puissent se créer ou se recréer les mécanismes et les instances collectives de prise de décision sur les ressources communes.

53 Voir à ce sujet les textes de Jacques Weber, Alain Karsenty, Etienne Le Roy, dans « Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale ? » Karthala. 1998.