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FRANCE. Le syndicalisme agricole et sa place dans la mise en place de la politique agricole

Rédigé par : Lisa Gauvrit

Date de rédaction :

Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Type de document : Article / document de vulgarisation

Résumé

Né à la fin du XIXe siècle, le syndicalisme agricole français a sans cesse oscillé entre unité paysanne affichée et pluralité des mouvements, au gré des divergences d’intérêt entre les composantes sociales de la paysannerie, de l’influence des forces politiques en présence et de leurs rapports avec l’État.

Ce syndicalisme a joué un rôle majeur dans la politique agricole française des cinquante dernières années, notamment au travers de la cogestion qui s’est mise en place dans les années 60 entre État et syndicat pour l’élaboration et la mise en œuvre de la politique des structures.

Depuis lors, le syndicalisme majoritaire de la FNSEA s’est imposé comme l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, ce malgré l’émergence d’une diversité d’autres organisations et la reconnaissance récente du pluralisme syndical, conquise de longue lutte. Ce paradoxe dans la représentation du monde agricole a vraisemblablement contribué à la permanence du modèle de développement agricole qui domine depuis les années 70, modèle qui aujourd’hui peine à se renouveler face à un contexte et à des attentes sociétales qui ont profondément changé.

Naissance du syndicalisme agricole français

Le syndicalisme agricole est né en France dans les années 1880, période durant laquelle l’encadrement politique de la paysannerie constitue un enjeu majeur : la population paysanne a alors un poids considérable dans la société française et forme, depuis que le suffrage universel a été instauré sous la IIe République, un électorat décisif pour lequel s’affrontent républicains et royalistes.

Sous l’impulsion de la Société des Agriculteurs de France (SAF), organisation pilotée par les grands propriétaires fonciers de tendance royaliste, la loi française autorise en 1884 la création de syndicats professionnels sans autorisation préalable de l’État. Très vite, l’histoire des organisations professionnelles agricoles est marquée par l’opposition entre deux courants syndicaux. Le camp des conservateurs 1 d’une part, issu de la SAF et au sein duquel les nobles tiennent une place importante, est partisan d’une large autonomie de la profession agricole vis-à-vis de l’État Républicain et est attaché à l’ordre social – très hiérarchisé – en place dans les campagnes. Le syndicalisme républicain 2 d’autre part, porté par les paysans aisés et la bourgeoisie rurale, milite pour l’émancipation des paysans par le progrès économique et social. Plus enclin à collaborer avec les pouvoirs publics de la République, ce dernier s’investit activement dans la mise en place de coopératives, de systèmes de mutuelle et de crédit.

Ce combat politique et idéologique n’explique cependant pas à lui seul l’adhésion massive des paysans à ces mouvements syndicaux naissants, qui demeurent dans les deux camps dirigés par le haut par les élites rurales. Les syndicats constituent localement une réponse à la crise économique et aux difficultés que connaissent les paysans en cette fin de dix-neuvième siècle 3, en offrant divers services techniques et économiques à leurs adhérents.

Du mythe de l’unité paysanne au corporatisme des années 30

L’idée d’unité paysanne, postulat qui sera maintes fois revendiqué au cours de l’histoire syndicale française, est formulée pour la première fois par les conservateurs dès la fin du XIXe siècle. Le principe d’un syndicat unique, regroupant toutes les couches sociales de la paysannerie, de l’ouvrier agricole au grand propriétaire, fait écho à l’idéal agrarien d’une société rurale hiérarchisée mais unifiée, garante de la paix sociale et de « l’ordre éternel des champs ». Les Républicains, alors très minoritaires, s’y opposent farouchement et plaident pour un pluralisme reflétant les divergences d’intérêt entre les différentes couches sociales.

Au sortir de la Première Guerre Mondiale cependant, les deux mouvements rivaux se rassemblent autour d’une première tentative d’unification du monde paysan, avec la création de la Confédération Nationale des Associations Agricoles (CNAA). Cette dernière vise à mettre en place une unité de représentation du monde paysan, jugée alors nécessaire pour peser auprès des pouvoirs publics et des forces politiques et sociales. Le CNAA ne résiste pas longtemps aux divisions et divergences d’intérêts entre courants.

De nombreuses initiatives voient ensuite le jour pendant l’Entre-deux Guerres, comme la constitution d’organisations « verticales » par produits, encouragée par les crises conjoncturelles et les luttes opposants paysans et négociants, ou encore la création par l’État en 1920 des Chambres départementales d’agriculture. Avec la mise en place de ces instances de représentation du monde agricole, l’État reconnaît la capacité des professionnels de l’agriculture à gérer eux-mêmes leurs affaires et confèrent aux Chambres d’agricultures des prérogatives d’organe représentatif et consultatif des intérêts agricoles du département. Des représentants de la profession sont élus par les agriculteurs pour des mandats de 6 ans.

L’affrontement « républicains-conservateurs » se poursuit dans les années 30, exacerbé par la crise économique et l’affrontement politique des « extrêmes » (montée du fascisme et du nazisme, affirmation de la révolution soviétique et du mouvement communiste en France). Ce violent clivage se traduit dans les campagnes d’un côté par la montée en puissance des Chemises Vertes, mouvement fasciste et corporatiste animé par Dorgères, et de l’autre par l’émergence du mouvement des Paysans-travailleurs, d’obédience communiste, et de la Confédération Nationale Paysanne (CNP) sous influence socialiste. Dans ce contexte, émerge également un mouvement démocrate-chrétien influent dans l’Ouest de la France. Enfin, la JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne 4) se constitue dans le but notamment de ne pas laisser aux seules organisations communistes l’encadrement de la jeunesse rurale.

Les défenseurs du Corporatisme revendiquent, pour la défense des intérêts paysans, une autonomie et une extension des pouvoirs des organisations professionnelles agricoles, avec l’unification des mutuelles, coopératives et caisses de crédit au sein d’une même structure et sous la direction d’un syndicat unique 5. C’est sous le régime de Pétain, pendant la Seconde Guerre Mondiale, que les corporatistes voient leur projet aboutir avec la création de la Corporation paysanne. Mais dans les faits, l’emprise du régime pétainiste limitera l’autonomie initialement recherchée pour faire de la Corporation un instrument de soumission au système.

Le syndicalisme unique de la FNSEA et l’avènement de la cogestion

Après la Libération, la gauche triomphante conserve le principe d’une organisation unique regroupant toutes les composantes professionnelles de l’agriculture (syndicats paysans et de salariés, coopération, mutualité et crédit), tout en écartant les dirigeants ayant collaboré avec le nazisme. La Corporation est dissolue et remplacée par une institution nouvelle, la Confédération Générale de l’Agriculture (CGA). La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) est l’organisation syndicale unique de la CGA, qui a vocation à englober tous les courants.

Rapidement, la FNSEA est marquée par le retour en force des héritiers du mouvement corporatiste d’avant-guerre lors des premières élections locales. La FNSEA évince progressivement les représentants de l’aile gauche de la CGA et réduit sans cesse ses prérogatives ; la Confédération devient une coquille vide.

Parallèlement, la JAC s’affirme peu à peu comme un puissant mouvement de jeunesse qui aspire à la modernité, au progrès (technique, économique, social), à la parité avec les autres catégories sociales et à l’émancipation vis à vis d’une société rurale jugée archaïque et figée. A la fin des années 50, la JAC décide d’investir le CNJA (Cercle National des Jeunes agriculteurs), qui ne fonctionne à l’époque que sur des objectifs techniques (comices agricoles, concours de labours etc.). Alors que la FNSEA milite pour une politique des prix agricoles, le CNJA revendique une politique de modernisation plus profonde (restructuration, organisation de la production et des marchés etc.). Le CNJA se transforme en une véritable organisation syndicale de jeunes (les adhérents ont moins de 35 ans), mais bien qu’en opposition à la FNSEA, il demeure intégré à cette dernière, dans le respect du principe de l’unité syndicale. Une collaboration étroite entre État et syndicalisme se met alors en place, fondée sur la convergence des revendications du CNJA avec les objectifs de modernisation de l’agriculture visés par les responsables politiques de la Vème république 6 : une agriculture française compétitive en vue de la création du marché commun européen 7. Cette collaboration aboutit à la mise en place d’un système de cogestion pour la conception et la mise en œuvre de la politique de modernisation. D’un côté, l’État reconnaît en la FNSEA – et surtout sa branche cadette, le CNJA – son interlocuteur unique ; de l’autre, le syndicat partage la responsabilité de ces réformes et est chargée d’arbitrer les divergences d’intérêts au sein de la paysannerie (entre petits et gros producteurs, entre régions, entre filières de produits etc.).

Le principe de l’unité paysanne est ainsi convoqué pour faire accepter le modèle de modernisation de l’agriculture auprès de l’ensemble du monde agricole. Pourtant l’unité syndicale se trouve très tôt remise en cause, non tant par les clivages de nature politique que par les disparités existant au sein d’une population paysanne hétérogène.

L’émergence d’une opposition syndicale

Les premières ruptures qui apparaissent au sein de la FNSEA sont avant tout d’ordre social. Ainsi, dès 1953, dix huit fédérations départementales, composées pour l’essentiel d’une petite paysannerie traditionnelle et notamment d’éleveurs, contestent les positions prises par les dirigeants nationaux de la FNSEA et forment le « Comité de Guéret », sans pour autant faire scission. Ce n’est qu’en 1959 que certaines de ces fédérations dissidentes forment le MODEF (Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux, qui existe toujours). Opposé à la politique des structures soutenue par la FNSEA, qui condamne toute une frange de la petite paysannerie, le MODEF se présente comme une alternative au courant dominant.

C’est ensuite plus globalement le modèle de développement porté par la FNSEA (qualifié plus tard de « productiviste ») qui est remis en cause. Une tendance dissidente apparaît au sein du CNJA, composée de la même base sociale que ce dernier – c’est-à-dire d’agriculteurs modernistes, de moyennes exploitations et attaché à la même éthique. Elle dénonce les effets néfastes de la modernisation et du modèle productiviste (intensification, endettement, dépendance par rapport aux industriels agroalimentaires, dégradation de l’environnement etc.). En 1974, cette tendance fait scission et crée l’Association nationale des Paysans-Travailleurs (ANPT).

Ces nouveaux mouvements n’obtiennent pas pour autant de reconnaissance de l’État, et la FNSEA conserve son monopole sur la représentation officielle de la paysannerie jusque dans les années 80.

La reconnaissance du pluralisme syndical : un long processus

La reconnaissance du pluralisme syndical puis son application effective dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques agricoles s’est faite par étape. En 1981, le premier gouvernement socialiste de la Ve République reconnaît pour la première fois officiellement d’autres syndicats que le seul binôme FNSEA-CNJA. Cependant, leur intégration aux processus de concertation et de décision est de courte durée : le gouvernement Rocard fait marche arrière en 1983 avec la fixation d’un seuil minimum de 15% des suffrages pour accéder aux sièges dans les différentes instances départementales, ce qui élimine la participation effective des syndicats minoritaires dans de nombreuses commissions. Ces évolutions accélèrent l’union de deux courants de paysans de gauche (Confédération Nationale des Syndicats de Travailleurs Paysans [CNSTP] et Fédération Nationale des Syndicats Paysans [FNSP]) qui forment la Confédération Paysanne en 1987. Plus tard, contre la réforme de la politique agricole commune (PAC) de 1992 et la poursuite de la libéralisation de l’agriculture européenne, se crée la Coordination Rurale, qui devient un syndicat en 1993.

En 1990, les critères et le seuil de la représentativité sont révisés, mais appliqués à une liste limitée de commissions et instances administratives dirigées par l’État. C’est en 1999, sous le gouvernement Jospin, que ces critères sont généralisés à la quasi totalité des instances administratives et organismes de droit privé ayant mission de service public, au niveau local ou national, et que se voit pleinement appliqué le principe de pluralisme syndical.

Ainsi, le mythe de l’unité paysanne, sans cesse reconvoqué, a peu à peu laissé place à un pluralisme réel et reconnu. L’expérience de la cogestion née dans les années 60 est emblématique d’une prise en compte très poussée des syndicats dans l’élaboration et l’application des politiques agricoles. Son ancrage historique très fort marque encore le paysage syndical français et les modalités d’intervention des organisations auprès des pouvoirs publics.

Lisa Gauvrit est ingénieur agronome. Elle est membre d’AGTER. Elle a coordonné le groupe de travail sur les politiques foncières rurales en France après la seconde guerre mondiale qui a permis de constituer le dossier dont cette fiche fait partie.

Cette fiche fait partie d’un dossier thématique élaboré par AGTER qui présente les mesures les plus significatives et les instruments originaux conçus dans le cadre de la politique foncière rurale appliquée en France après 1945, ainsi que ses acteurs les plus emblématiques.

Ce dossier est le fruit du travail bénévole de membres d’AGTER ou de personnes proches de l’Association, qui bénéficie de l’appui de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH).

Sommaire du dossier

1 Incarné par l’Union Centrale des Syndicats agricoles, créée sous l’impulsion de la Société des Agriculteurs de France en 1876

2 Représenté par la Société National d’encouragement à l’agriculture, créée en 1880

3 Voir la fiche consacrée à l’évolution de l’agriculture française au vingtième siècle

4 Le mouvement de la JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne) voit le jour en 1929 à l’initiative de l’Église ; formé initialement autour d’une mission traditionaliste de reconquête chrétienne dans les campagnes, ce mouvement adopte progressivement une nouvelle approche de son engagement, plus progressiste et éducative, et jouera un rôle majeur dans l’évolution de l’agriculture dans les décennies qui suivront.

5 Pour cela, ils revendiquent à nouveau le principe d’unité paysanne, au nom de la résistance face à la ville, à l’industrie et au libéralisme, et en font un instrument de conquête idéologique qui s’avère efficace et fédérateur dans cette période de crise

6 Voir la fiche consacrée aux lois de modernisation agricole de 1960 et 1962

7 Perspective pour laquelle le compromis franco-allemand est déjà posé : une France agricole et une Allemagne avant tout industrielle (machines-outils et biens de consommation)

Bibliographie

Première version de la fiche réalisée par Gwenaëlle Mertz dans le cadre d’un stage de master 2 au sein d’AGTER, avril 2011.

Duby G., Wallon A. (Dir), 1977. L’Histoire de la France Rurale, tome III et IV, éditions du Seuil.

Transrural Initiatives n°310, mai 2006. « Syndicalisme agricole : de l’unité paysanne proclamée au pluralisme »

Hubscher Ronald, Lagrave Rose-Marie, 1993. « Unité et pluralisme dans le syndicalisme agricole français. Un faux débat ». In : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 48e année, N. 1, pp. 109-134.

Mendras Henri, 1955. « Les organisations agricoles et la politique ». In : Revue française de science politique, 5e année, n°4, pp. 736-760.

Entretien avec Paul Bonhommeau.